Climatisation, jusqu'où baisser le thermostat ?
Moins marquant que l’Appel du 18 juin, l'ancienne ministre de la Transition énergétique Amélie de Montchalin, appelait le 5 juin dernier les Français disposant d’une climatisation à faire preuve de bon sens dans son utilisation. De l'autre côté des Pyrénées, le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, appelle ses concitoyens à se libérer de leur cravate pour contribuer à l'effort national de sobriété énergétique. L’occasion de se questionner sur l’emploi, relativement récent dans l’histoire de l’humanité, d’un moyen de rafraîchissement assez controversé, ainsi que sur les raisons d’un tel recours.
Stocker et garder au frais
La demande a pu faire jaser les Français, vu le faible nombre de foyers disposant d’une climatisation à domicile – on estime à peine 4 % de la population sur l’ensemble du territoire –, mais a pu aussi susciter quelques interrogations amenant à la question suivante : à quel moment, et surtout pour quelle raison l’humanité a-t-elle ressenti le besoin suprême d’avoir recours à la climatisation ?
L’architecte Philippe Rahm, lors de l’exposition sur l’histoire naturelle de l’architecture, rappelait, en 2021, l’objectif premier que poursuivait la discipline : créer un climat permettant de maintenir la température du corps à 37°C. De cette nécessité naquit la maison, du besoin de conserver le grain poussèrent les villes. De récentes études anthropologiques et archéologiques ont permis un renouvellement de la perception commune à propos des habitats traditionnels. La construction du logement n’était pas l’occasion de manifester une tentative domination de la nature par l’homme en se basant sur la technologie, mais l’expérience d’une cohabitation, d’une adaptation de l’être à son écosystème.
La tradition s’est pris une clim
Forme de l’habitat, type de matériaux, usage de techniques, comme le perchoir ou les toits adaptés aux différents vents, l’analyse des anciennes habitations offre la découverte d’une vision plurielle de l’architecture, qui semble éloignée d’un présent ou l’usage standard du béton donne assez peu lieu à la diversité, et encore moins à l’adaptation au milieu d’où s’élève la construction. En 1972 déjà, l’architecte Amos Rapoport signifiait l’intérêt des techniques ancestrales dans son ouvrage Pour une anthropologie de la maison : "Le principal aspect à examiner est la stupéfiante ingéniosité des bâtisseurs primitifs et paysans à propos des problèmes climatiques, et leur aptitude à utiliser un minimum de ressources pour un confort maximum."
L’architecture moderne n’est finalement que l’émanation directe et physique d’une vision du monde, de l’héritage de la philosophie de Descartes, de la domination de la nature par l’homme. En tentant de recréer un éden climatique au risque de mieux se précipiter en enfer, l’humanité reste en réalité prométhéenne, enchaînée aux limites terrestres qu’elle touche un peu plus chaque jour. Comme l’écrivait Amos Rapoport, "le confort créé par ces moyens [climatisation et autres luxes énergivores] est encore problématique et peut nous exposer à des dangers imprévus tels qu’un environnement surcontrôlé et uniforme ; l’homme ne contrôle pas assez l’environnement pour lui échapper."
Abandonner le passé pour un autel bétonné
Les siècles d’adaptation aux différents milieux dans lesquels a évolué l’humanité, l’observation et les moyens ingénieux ont finalement été abandonnés, balayés par les champignonnières de buildings standardisés se construisant au fur et à mesure de la mondialisation, porte-étendards fièrement célébrés du développement des puissances économiques nationales. Ce style architectural prend souvent des airs de non-sens, faisant fi des contraintes habituelles – le contrôle de la chaleur et du froid – remplacées par un usage généralisé de la climatisation, qui, bien au contraire d’une performance technologique, rend faignante la pratique architecturale tout en augmentant un peu plus notre dépendance déjà si grande aux énergies fossiles. Avec le terme de "Junkspace", Rem Koolhaas, architecte et théoricien néerlandais, définit notre pratique de la construction comme le symbole bétonné de la mondialisation, qui serait le "fruit de la rencontre de l'escalator et de l'air conditionné". Le Junkspace détruit l’espace autant qu’il le remplit : "Des complexes entiers sont composés de trois éléments, répétés à l'infini, et de rien d'autre : un seul type de poutre, un seul type de brique, un seul type de tuile, tous recouverts de la même couleur". Loin, très loin de nos ancêtres et de leurs conceptions, souvent plus harmonieuses, du rapport de la construction et de la nature.
Tradition et modernité
Faut-il pour autant tout quitter, vivre en bon sauvage et abandonner toute marque d’une modernité qui ne serait que l’image d’un déclin irrémédiable ? Tant s’en faut, la question se porte uniquement sur le paradigme à adopter. Des usages techniques tels que la climatisation sont les apparats d’une façon de concevoir le monde, dont l’humanité devra nécessairement se débarrasser si elle souhaite contenir l’augmentation moyenne des températures en deçà des 2 degrés, tel que le préconise le Giec dans ses différents rapports. Il s’agit alors de renouer avec nos usages traditionnels, adaptés à la technique moderne ainsi qu’à ses divers avantages, à l’instar du mouvement engagé par l’architecture écologique, phénomène existant depuis les années 1980. En prenant le contre-pied des tendances architecturales de l’époque, ce courant a accouché de la conception bioclimatique, une architecture adaptée en fonction des caractéristiques et particularités du lieu d'implantation, qui devrait être amenée à guider les feuilles de route du monde de la construction dans les années à venir. En-dehors de l’Hexagone, ces questionnements ont également accouché de fruits nouveaux, comme le concept allemand de Passivhaus, qui théorise et pratique la construction de bâtiments à très faible consommation d'énergie, jusqu’à ce qu’ils puissent se passer de l’usage du chauffage, comme de celui de la climatisation.
Il importe vraisemblablement de pousser ces réflexions et de massivement les généraliser, sans quoi, il nous faudra faire le bilan dans quelques années, qu’allumer la climatisation tout en fermant les yeux sur notre monde ne peut être la solution.
Émile Le Scel