Europe de l'énergie : cinquante nuances de vert
1. Europe de l'énergie : quel état des lieux ?
Commençons par rappeler que l’Europe s’est construite en grande partie sur cette question de l’énergie, avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Est venue ensuite avec le Traité de Rome la Communauté européenne de l’énergie atomique qui avait pour ambition d’accéder à l’autosuffisance énergétique du continent. Enfin, l’interconnexion des réseaux et systèmes énergétiques européens n’a cessé de se renforcer au fil des années, jusqu’à faire dire à la Commission de régulation de l’énergie (CRE) dans un rapport de 2020 qu’en cette matière le marché européen était en "un projet en voie d’achèvement". Aujourd’hui, l’Europe est un géant énergétique, troisième plus gros consommateur mondial derrière la Chine et les États-Unis. Plus de 70 % de cette énergie est d’origine fossile : 36 % de pétrole, 22 % de gaz, 11 % de charbon, même si leur part dans le mix énergétique européen a diminué de plus de 10 points depuis 1990. Dans le même temps, les énergies renouvelables montent en puissance (22 % de la consommation finale d’énergie dans l’UE en 2020 contre 16 % en 2012), avec un objectif rehaussé à 40 % en 2030 par le Pacte vert pour l’Europe. Il est temps d’accélérer.
2. Qu'est-ce que la taxonomie ?
Pascal Canfin, président de la commission de l’Environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement européen, définit la taxonomie européenne comme "notre grammaire commune pour que les marchés financiers sachent ce qui est vert ou non, et ce qui est utile pour la transition sans être vert. Il s’agit d’une première mondiale et d’une avancée très attendue par tous les acteurs pour lutter contre le greenwashing et obtenir une grille objective des activités qui permettront d’accélérer la transition écologique." Thierry Déau, fondateur et CEO de Meridiam, file la métaphore littéraire : "La taxonomie marque une étape majeure dans la régulation financière et l’analyse environnementale. Elle joue exactement le même rôle que le dictionnaire de l’Académie française après sa création en 1634 : auparavant l’orthographe était une donnée largement à l’appréciation de celui qui tenait la plume, avec ses variations régionales… Aujourd’hui, nous sommes dans la même situation, avec les investisseurs qui choisissent leur propre façon de mesurer la soutenabilité de leurs investissements, sans référence unique. La taxonomie est une avancée énorme, plus grande encore en ce qu’elle a vocation à donner une réponse à la question complexe : qu’est-ce qu’un investissement durable ?" Bref, plus de clarté, donc des investissements mieux fléchés, donc plus d’impact. CQFD.
3. Pourquoi y intégrer le gaz et le nucléaire ?
Bruxelles assume son choix. "Pour atteindre la neutralité climatique d'ici à 2050, l'UE a besoin d'un volume très important d'investissements privés. La Commission estime que les investissements privés dans des activités gazières et nucléaires ont un rôle à jouer dans la transition. Elles sont conformes aux objectifs climatiques et environnementaux de l'UE et nous permettront de délaisser plus rapidement des activités plus polluantes, telles que les centrales à charbon." Pragmatisme donc, d’autant que leur inclusion dans la taxonomie est assortie de conditions et limitée dans le temps. Un compromis surtout, entre une Allemagne accro au gaz depuis son abandon du nucléaire, et une France où l’atome connaît un véritable revival.
4. Que disent les opposants ?
Les ONG hurlent au "greenwashing institutionnel" et au "hold-up", les Verts européens fulminent quand l’Autriche et le Luxembourg, par la voix de leurs représentants, s’indignent. En effet, l’inclusion du nucléaire et du gaz ne va-telle pas dérouter des fonds essentiels au développement des énergies renouvelables dont chacun s’accorde à dire qu’elles représentent l’avenir du système énergétique et mondial ? D’autant que les scénarios développés par l’association Négawatt ou RTE démontrent bien que le 100 % renouvelable est possible, certes au prix d’efforts qui passeraient par d’importantes modifications de nos modes de vie. Le dernier argument est livré sur un plateau par la crise politique avec la Russie et la flambée actuelle des cours de l’énergie : faire le choix de s’affranchir des énergies fossiles, est aussi un choix de souveraineté économique et énergétique. La taxonomie doit encore être validée par le Parlement et le Conseil européen. La bataille n’est pas tout à fait terminée.
5. Une vrai révolution ?
Alors la taxonomie européenne estelle vraiment aussi révolutionnaire que ses partisans nous l’assurent ? Cela dépendra sans doute de trois critères. Tout d’abord de son évolutivité. Comme le souligne Thierry Déau : "La taxonomie est définie aujourd’hui, et des activités nouvelles apparaîtront sans doute dans les années à venir, qui deviendront les exemples de "ce qu’il faut changer". La taxonomie évoluera, ses critères se durciront : elle est vouée à s’adapter, comme un dictionnaire." Son adoption par les acteurs financiers, ensuite. "Ne nous contentons pas de l’utiliser comme un outil de reporting, faisons-en un outil d’impact !", poursuit Thierry Déau. Certains ont d’ores et déjà décidé d’aller plus loin en excluant de fait le nucléaire et le gaz de leurs portefeuilles, à l’image de L'IIGCC, un groupe d'investisseurs composé de plus de 370 institutions et gérant plus de 50 000 milliards de dollars d'actifs, et d’autres acteurs comme Mirova, Achmea ou GLS. L’essor rapide des renouvelables enfin. Si, comme la taxonomie l’entend, le gaz et le nucléaire doivent se cantonner au rôle d’énergie de transition, elles ne devront pas grever la montée en puissance des ENR mais faciliter leur intégration massive et progressive au mix énergétique. Les chiffres semblent pour l’heure démontrer que les pays les moins en avance dans leur déploiement sont aussi les plus dépendants au gaz, au nucléaire ou au charbon (voir infographie). Avec ce texte sans précédent, l’Europe se dote d’un outil unique pour atteindre ses objectifs climatiques. Mais, comme tout outil, son efficacité n’est véritablement actée que par la manière dont on en fait usage. Précisons enfin qu’audelà de la mobilisation des acteurs financiers, les États ne peuvent plus se cacher derrière leur petit doigt : chaque année, ils accordent encore, au niveau mondial, plus de 1 800 milliards de dollars de subventions aux énergies fossiles.
Antoine Morlighem