Neutralité carbone : une question de souveraineté pour l'Europe
La Commission européenne a dévoilé en juillet 2021 un paquet de douze propositions législatives qui seront discutées et votées dans le courant de l’année 2022 pour mettre l’Europe sur les rails d’une diminution de 55 % de ses émissions de gaz à effet de serre, à l’horizon 2030. Baptisé Fit for 55 (paré pour 55), il doit mettre l’Europe à l’avant-garde de la lutte contre le réchauffement climatique. Pour Pascal Canfin, président de la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire à Bruxelles, il s’agit d’un tournant sans précédent : "Il faut bien mesurer le caractère inédit de ce qui est sur la table aujourd’hui. D’ici à fin 2022, ce sont plus de cinquante lois européennes qui seront modifiées ou mises en œuvre pour mettre l’économie du continent au diapason de ses objectifs climatiques. Touchant à tous les secteurs d’activité, à toutes les industries, et en agissant sur des leviers tels que le prix du carbone, les standards CO2 ou les règles prudentielles… elles sonneront le départ d’une véritable transformation systémique de nos modèles. C’est sans précédent, mais à la hauteur du défi qui est devant nous : basculer vers la neutralité carbone en moins de 30 ans quand nous en avons mis 250 à devenir une économie carbonée."
Adaptation structurelle
Les propositions de la Commission se déclinent en quatre grandes familles de mesures qui pourront s’appuyer sur les fonds dégagés dans le cadre du Green Deal et du plan de relance :
1. Renforcement et extension du marché carbone à des secteurs qui n’étaient jusqu’ici pas concernés et fin progressive des quotas gratuits sur le secteur aérien.
2. Accélération de la décarbonation de secteurs très émetteurs comme l’automobile ou le bâtiment avec des normes de plus en plus exigeantes.
3. Développement de puits carbone, qui passent par un meilleur entretien et une meilleure exploitation des forêts ainsi que par une révolution des pratiques agricoles de manière à favoriser la captation de CO2 dans les sols.
4. Mesures de protection pour les entreprises et industriels du continent face à une concurrence étrangère qui ne serait pas soumise aux mêmes règles, avec l’instauration d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union (MACF).
Embryon de souveraineté
Ce dernier point est particulièrement intéressant, dans le sens où il semble poser les fondements d’une souveraineté européenne à la fois écologique, économique et politique. En effet, comme le souligne Pascal Canfin : "Ce mécanisme répond à trois enjeux intrinsèquement liés : l’accélération de notre action climatique avec la décarbonation de notre industrie, la nécessité d’avoir une concurrence mondiale équitable pour éviter la délocalisation de nos entreprises et avec elle de nos emplois et de nos émissions carbones (en particulier depuis que le prix du carbone est passé de 4€/T en 2016 à 85-95€/T aujourd’hui), et enfin le renforcement de la souveraineté européenne en obtenant de nouvelles ressources pour participer au remboursement du plan de relance." Déjà, dans les discours, le rapport à l’environnement a changé. Il ne s’agit plus seulement de "sauver la planète", mais de créer les emplois de demain, de favoriser le pouvoir d’achat, de maîtriser les frontières, de réduire les inégalités sociales ou territoriales, d’exister dans la compétition internationale, de relocaliser des industries… Bref, le corpus sémantique du discours politique sur l’écologie a déjà intégré les termes d’une souveraineté qu’il s’agit à présent de mettre en œuvre.
Puissance normative
Plus loin, l’Europe s’impose une nouvelle fois, avec ce paquet de lois, comme la première puissance normative mondiale. À la manière de ce que l’Union a fait avec le RGPD sur les usages du numérique, elle pose les bases d’un cadre juridique pour de nouvelles règles du jeu en matière de lutte pour le climat. En déclinant méthodiquement les moyens et les outils pour harmoniser et donner une cohérence globale à ses politiques publiques dans la poursuite de ses objectifs, elle donne corps à un système de régulation qui pourrait bien tirer l’ensemble des normes internationales vers le haut.
Look up
Concrètement, cela signe aussi la fin d’une forme de politique de l’autruche dans laquelle l’Occident dans son ensemble, et l’Europe en particulier, se sont trop longtemps complu en délocalisant dans les pays émergents les activités les plus polluantes. Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, a esquissé les contours de cette nouvelle réalité dans un documentaire vidéo accordé aux Échos : "Soit on ne veut plus avoir de véhicules électriques, de trottinettes électriques, de téléphones portables… et on l’assume. Mais si nous voulons entrer dans […] une société où on émettra moins de gaz à effet de serre, il faut aussi assumer les conséquences. Et les conséquences, c’est que nous avons besoin de matériaux comme le lithium", a expliqué la ministre. "Notre responsabilité, c’est d’abord d’avoir des contrats d’importation de long terme, qui permettent d’avoir des règles sociales et environnementales normales dans les pays d’où nous allons importer, mais aussi d’aller chercher du lithium chez nous."
La France, déjà allergique aux éoliennes, accueillera-t-elle à bras ouverts les mines qui éventreront ses paysages ? La souveraineté écologique a en tout cas le mérite de mettre chacun face aux implications de ses convictions. Le film satirique de Netflix Don’t look up décrit une société tellement obnubilée par ses futilités qu’elle en oublie la menace qui pèse sur sa survie. Avec son plan climat, l’Europe semble vouloir enfin regarder la réalité en face.
Antoine Morlighem