Jean-François Carenco (CRE) : "Construire des nouvelles centrales nucléaires est nécessaire pour tenir le cap de décarbonation"
Décideurs. Qu’est-ce que la crise actuelle révèle sur l’état de notre système énergétique ?
Jean-François Carenco. C’est d’abord un rappel cinglant que l’énergie est plus que jamais au cœur des enjeux, qu’ils soient sociaux, sociétaux, diplomatiques, économiques ou géopolitiques. On a parfois trop tendance à l’oublier. Maintenant, quelles en sont les causes ? J’en vois deux. L’une est évidente : un banal déséquilibre entre l’offre et la demande. Avec la reprise économique, les pays émergents ont sollicité beaucoup de gaz et dans le même temps, la Russie n’en livre pas suffisamment. Mécaniquement les prix augmentent, tirant avec eux ceux de l’électricité sur la plateforme européenne. Une autre cause à trait à trois révolutions simultanéés – numérique, informationnelle, et climatique – qui amènent nos systèmes énergétiques à la croisée des chemins, en engendrant des tensions politiques et sociales, qui s’ajoutent à des pressions économiques déjà fortes. Enfin, citons le cas français plus spécifiquement : nous avons raté le projet Hercule de refonte d’EDF. Il a été mal expliqué, mal compris, attaqué par des arguments souvent de mauvaise foi. Il n’a jamais été question, comme certains ont voulu le faire croire, de privatiser EDF. Bien au contraire ! Le nucléaire et les barrages auraient été détenus à 100 % par l’État et le reste des activités, notamment le renouvelable, ouvert à de nouveaux capitaux pour accélérer leur développement, mais tout en restant dans le giron public. Avec Hercule, la situation du fournisseur historique aurait pu être bien différente.
Quel bilan faites-vous de l’ouverture du marché de l’électricité ?
Soyons précis. l’électricité est constituée de trois marchés : la production, le transport et la fourniture. Concernant la production, l’ouverture est due uniquement aux énergies renouvelables, aux centaines de milliers de Français qui en produisent. Faut-il les considérer comme des dépeceurs du service public ? Concernant le transport et la distribution, il s’agit d’un monopole détenu par RTE et Enedis, dont le montant, qui représente environ un tiers de la facture, est fixé par la CRE. Ce qui reste ouvert au marché est donc la fourniture uniquement, bien qu’EDF en détienne encore plus de 50 %. En un mot, nous sommes loin de la libéralisation complète que certains voudraient nous présenter. Un autre malentendu était de penser que la concurrence, réduite à ce segment du marché, ferait automatiquement baisser les prix ! Elle n’a pas été conçue pour cela mais pour amener de l’agilité, de l’innovation et davantage de services. Il y a dix ans, le paysage était monolithique. Aujourd’hui pour l’électricité et le gaz naturel, on compte près de 40 fournisseurs actifs sur le segment des clients résidentiels, avec aussi bien des grandes sociétés que des start-up. Les Français ont le choix et c’est très bien ainsi.
Comment faire, dès lors, pour baisser les prix ?
Mais pourquoi voulez-vous que les prix baissent ? Idéalement, la fixation du prix doit intégrer aussi, pour partie, la possibilité de réaliser les investissements nécessaires, notamment dans la transition durable. Le prix c’est aussi ce qui vous autorise à construire pour l’avenir... tout en étant acceptable et accepté par le citoyen. Autrement dit, la question est plutôt : comment fait-on pour financer le mix énergétique de 2050 sans faire peser un poids trop lourd sur la facture des Français ?
"La fiscalité sur l’énergie était tenable sur la phase d’amortissement et de tarifs bas. Aujourd’hui qu’il nous faut investir à nouveau massivement, la question se pose."
Est-ce qu’à son niveau actuel, l’Arenh* ne bride justement pas EDF dans les investissements que le groupe doit consentir pour inventer ce mix énergétique de demain ?
EDF a un État actionnaire qui fera en sorte que les investissements soient financés. Ceci étant dit, j’ai toujours été pour le relèvement du plafond de l’Arenh. J’étais là à sa création. Son esprit était de faire profiter les citoyens français des fruits d’un nucléaire qu’il a payé et amorti. Le système profite certes aux clients des nouveaux fournisseurs, mais aussi à EDF ! Cela dit, il est temps de le réformer, notamment en réhaussant son plafond. La crise a clairement démontré ses limites. Lors du dernier guichet de novembre 2021 pour livraison 2022, la CRE a reçu des demandes d’un total de 160,05 TWh (au 21 décembre 2021), provenant de 81 fournisseurs distincts. Résultat : le plafond des 100 TWh ayant été dépassé, nous avons dû procéder à un écrêtement des volumes Arenh disponibles, chaque fournisseur alternatif se voyant attribuer 62,48 % du volume demandé et devant acheter les volumes manquants directement sur le marché. Nous arrivons ainsi à un système absurde où plus la concurrence se développe, plus le prix de l’électricité monte. C’est pourquoi nous recommandons depuis trois ans de rehausser le plafond à 150 TWh, avec une révision du prix à 48, voire 49 euros/MWh contre 42 euros aujourd’hui. C’est une possibilité ouverte par la loi dite « Énergie-Climat » mais qui devra être validée à Bruxelles. D’ici quelque temps, il faudra penser à l’après-Arenh, le dispositif étant appelé à disparaître en 2025. Nous y travaillons. [Notons que cette interview a été réalisée le 12 janvier 2022 : le gouvernement a depuis pris en urgence des mesures pour limiter les TRVE en demandant à EDF de vendre 20 TWH d’Arenh supplémentaires, NDRL]
Vous avez récemment décrit l’énergie comme une « vache à lait fiscale » pour l’État. Est-il temps de réformer la fiscalité de l’énergie ?
Je le crois. La fiscalité qui pèse sur l’énergie était tenable sur la phase d’amortissement et de tarifs bas dont j’ai parlé plus tôt. Aujourd’hui qu’il nous faut investir à nouveau massivement, la question se pose. Mais cela doit faire partie d’une réflexion globale, d’une vision à long terme, pour passer d’une fiscalité de rendement à une fiscalité d’orientation et de cohésion.
Comment la CRE travaille-t-elle avec ses homologues européens pour améliorer le marché ?
Je ne crois pas, comme l’a expliqué Bruno Le Maire, que le fonctionnement des marchés européens soit obsolète. La France en bénéficie en étant la première exportatrice d’électricité d’Europe – EDF exporte à lui seul chaque année 80 TWh sur le marché européen, soit la consommation annuelle des dix plus petits pays de l’Union, pour près de 8 milliards d’euros de recettes – tout en important massivement pendant les pointes de consommation hivernales. Très concrètement, sans l’intégration européenne, lorsque le vent souffle fort où qu’il n’y a pas de nuages, les Français ne bénéficieraient pas des prix bas de l’éolien allemand ou du solaire espagnol. C’est un système de solidarité et d’intégration européenne profond, auquel je tiens beaucoup. La CRE est en contact permanent avec ses partenaires, en prenant toute sa part dans les instances pour améliorer ce qui peut l’être et défendre nos intérêts. Mais toujours dans une perspective intégrée : il m’importe autant qu’un Croate ou un Polonais ait accès à une énergie propre et abordable qu’un Français au fin fond du Vercors.
"Refuser l’installation d’éoliennes, c’est oublier les milliers de morts de mines de charbon, pour que nous puissions avoir de la lumière en appuyant sur un bouton."
Comment accélérer la transition énergétique ?
Il y a des solutions et elles sont sur la table depuis longtemps. Avec Jean-Louis Borloo, nous avions créé l’équivalent d’une taxe carbone aux frontières, votée par les deux chambres, et inexplicablement retoquée par le Conseil constitutionnel. Et Ségolène Royal a dû reculer sur la taxe poids lourd face à des Bretons en bonnets rouges fabriqués en Écosse. Imaginez notre situation aujourd’hui si ces deux dispositifs avaient vu le jour… Nous touchons ici aux implications politiques de la révolution médiatique et informationnelle que j’évoquais tout à l’heure : la croyance dans une forme de démocratie directe où l’avis de chacun compte, où l’instant et l’émotion priment sur le temps long et la raison.
On ne bâtit pas l’avenir et encore moins l’avenir énergétique d’un continent sur de telles fondations. Je le dis haut et fort, refuser l’installation d’éoliennes, c’est oublier les milliers de morts de mines de charbon, les villages entiers engloutis pour que nous puissions avoir de la lumière en appuyant simplement sur un bouton. Nous devons certes discuter, convaincre, mais in fine, il nous faut trancher. Tous les scénarios à horizon 2050 requièrent l’alliance du nucléaire et des renouvelables dans un marché européen intégré. Dont acte.
Qu’en est-il du gaz et de l’hydrogène ?
Nous aurons besoin du gaz en tant qu’énergie de transition jusqu’en 2050, c’est certain. Pour l’hydrogène, il faut se sortir de la tête que ce serait un gaz que l’on trouverait comme ça, dans la nature. L’hydrogène, au fond, c’est de l’électricité. Et il ne pourra donc émerger que par une électrification massive de notre production énergétique. Il sera utile pour décarboner l’industrie et les transports lourds ; et éventuellement pour stocker l’électricité. Ce point du stockage est essentiel. Les technologies avancent rapidement et nous devrions avoir des solutions concrètes et efficaces à court terme. Le marché est déjà en train de se structurer.
Le nucléaire est-il également à envisager comme une énergie de transition ?
Oui, et c’est bien pour cela que nous allons devoir construire beaucoup de nouvelles centrales ! Je m’explique. Nos centrales nucléaires actuelles ne tiendront pas assez longtemps pour accompagner la montée en puissance des renouvelables et des solutions de stockage indispensables pour en lisser l’intermittence. Elles nécessitent déjà des maintenances de plus en plus fréquentes et longues, qui déséquilibrent notre système. Nous devons donc en construire de nouvelles pour tenir le cap de décarbonation que nous nous sommes fixés et dans un contexte où la demande va augmenter. Je pense qu’il est souhaitable d’arriver à 50 % de nucléaire dans notre mix énergétique en 2040 et de décroître progressivement ensuite, à mesure que les énergies renouvelables monteront en puissance.
Quel est le rôle des réseaux sur cette voie que vous tracez ?
Essentiel. C’est pourquoi nous avons décidé d’un plan d’investissement de 100 milliards d’euros sur quinze ans. Il y a vingt ans, Enedis avait peut-être, en excluant le petit hydraulique, 250 lieux d’injection sur son réseau. Ils se comptent aujourd’hui en centaines de milliers ! Cela a des implications techniques gigantesques qui justifient un tel effort. C’est tout le sens de Linky qui arrive en fin de déploiement et va nous permettre de profiter à plein de la libéralisation du marché de la fourniture, avec des économies de fonctionnement, de pilotage et de production. Les gains sont estimés à un milliard d’euros sur la période 2021-2024, puis à 350 millions d’euros par an à compter de 2025. C’est un véritable succès industriel, avec des délais tenus, un coût inférieur de 15 % au budget initial et une conception 100 % made in France. Nous travaillons également à renforcer les interconnexions de réseau au niveau du continent. Au-delà de ces questions techniques, il est important de rappeler que les réseaux sont des vecteurs de solidarité et de cohésion nationale et européenne.
Et pour les infrastructures de charges, assiste-t-on à une montée en puissance ?
Enedis chiffre les investissements sur le réseau lié à l’intégration des véhicules électriques entre 300 et 600 millions d’euros sur la période 2020-2035 pour l’installation de bornes de recharge rapides. Le gouvernement ambitionne quant à lui l’installation de 100 000 bornes ouvertes au public, et l’Union européenne un million à l’horizon 2025. Cela demandera un pilotage plus fin, pour lisser la demande, au tarif le plus bas possible. Linky est un premier jalon sur ce chemin.
Propos recueillis par Antoine Morlighem
* Accès réglementé à l'électricité nucléaire historique