Cédric Borel (Ifpeb) : "Les freins vers la sobriété carbone ne sont pas techniques mais psychologiques et organisationnels"
Décideurs. Le secteur de la construction a-t-il vraiment engagé sa mue vers le bas carbone ?
Cédric Borel. Oui, et en réalité depuis très longtemps ! La RE2020 est une forme d’aboutissement d’un processus engagé en 2001 avec la première fiche de données environnementales et carbone d’un matériau. L’intégration dans les pratiques a été douce, mais robuste et certaine. La RT2012 a constitué une étape importante sur le plan de la performance énergétique, si bien que pour un bâtiment tertiaire conforme à cette réglementation : les trois quarts de son bilan carbone sur l’ensemble du cycle de vie reposent sur les matériaux. Il était temps d’agir sur ce levier. Et ce qui est particulièrement intéressant, c’est que pour une fois en France, l’expérience a précédé la réglementation. Pendant deux ans et demi, l’expérimentation E+C-, portant sur 1 200 opérations, a permis à tous les acteurs de mettre le pied à l’étrier et d’engager leur transformation, en ligne avec une orientation des politiques publiques bien comprise. C’est ainsi qu’on assiste à un véritable foisonnement de nouvelles initiatives, que ce soit dans la conception des projets, le recours à des matériaux moins carbonés, ou encore avec l’essor du réemploi. La course au bas carbone est bel et bien lancée et les pionniers atteignent déjà des niveaux de performance très intéressants.
Comment l’Ifpeb accompagne cette transition ?
Nous sommes le "camp d’entrainement" des professionnels du secteur. Le Hub des prescripteurs bas carbone rassemble une trentaine de maîtrises d’ouvrages et cinquante maîtres d’œuvres – architectes, bureaux d’étude… – qui partagent leurs meilleures pratiques et produisent des briefs, des outils d’aide à la décision pour l’ensemble des lots techniques, de manière à accélérer la transformation des process. Nous organisons également des concours comme le Championnat de France des économies d’énergie et réalisons des études pour mieux orienter les acteurs. La dernière en date porte sur l’équation coût-carbone pour réussir la RE2020, menée en partenariat avec Carbone 4.
"Construire bas carbone n’implique pas une explosion des coûts et il est techniquement possible, dès maintenant, de baisser d’un tiers les émissions carbone d’un bâtiment."
Quelles sont les conclusions de cette étude ?
Nous avons exploré trois scénarios à partir de trois projets réels, en cours de construction, pour voir s’il y avait une corrélation entre la réduction carbone et la hausse des coûts. Le premier consistait à décarboner à budget égal, le second à + 10%, et le troisième à budget illimité, pour nous amener au plancher technique actuel du bas carbone dans le bâtiment. Les résultats que nous avons observés sont surprenants. En effet, à budget identique, les équipes sont parvenues à baisser modérément les émissions tout en réduisant le coût budgétaire de 2%. Avec une enveloppe supplémentaire de 10%, on constate qu’elles ne parviennent pas à en consommer le totalité (entre 3 et 6% seulement) mais obtiennent un gain carbone bien plus important (15 à 19%). Et à budget illimité, avec carte blanche pour repenser de fond en comble le projet, les équipes ne parviennent à dépenser que 6 à 12% de plus mais pour des économies carbone allant jusqu’à 30% ! Conclusion : construire bas carbone n’implique pas une explosion des coûts et il est techniquement possible, dès maintenant, de baisser d’un tiers les émissions carbone d’un bâtiment. Et ce, avant même de parler de réemploi. Les freins ne sont ni techniques, ni financiers, mais psychologiques et organisationnels. Cette étude a été une claque pour tout le secteur : oui, les objectifs sont atteignables, à condition d’engager une réflexion globale, audacieuse et systémique, très en amont des projets. Nous sommes à l’aune d’une transformation opérationnelle qui finira, j’en suis convaincu, par reconfigurer jusqu’aux modèles d’affaires.
La pénurie de matériaux pousse-t-elle le secteur à se réinventer, notamment en termes d’économie circulaire et de réemploi ?
Cela a été perçu comme une menace et beaucoup ont fait ce lien avec le réemploi, perçu comme une manière de s’en immuniser. La réalité est plus complexe et contrastée, mais cela a impulsé une sorte de prise de conscience qui a redoublé l’intérêt des acteurs pour davantage de frugalité. Très concrètement, depuis le début de l’année, les offreurs me remontent des demandes beaucoup plus nombreuses mais aussi plus structurées. Signe que nous arrivons à une forme de maturité. Dans le cadre du Booster du réemploi, on constate également que les volumes appelés par les maîtres d’ouvrages augmentent, que les flux s’intensifient et les lots se diversifient. Ce mouvement va encore s’accélérer avec la création des REP du bâtiment en 2023. Plus qu’un levier important pour la décarbonation des projets, le réemploi commence même à faire la preuve de sa pertinence économique, avec certains matériaux qui sont déjà sous le prix du neuf. Pour que le modèle soit viable et se généralise, il faudra cependant travailler sur la réduction des temps de stockage et l’optimisation logistique des flux. Enfin cette transformation d’une économie linéaire en une économie circulaire créera des emplois : quand il ne faut qu’un ETP pour 10 tonnes enfouies, il en faut 200 pour la même quantité de réemploi. Un transfert des dépenses matières vers l’emploi et l’humain est en passe de s’opérer.
La France est-elle en avant sur ces sujets ?
Oui, et j’ai encore pu le constater récemment à l’occasion de la COP26, où dans une conférence danoise on semblait découvrir que le scope 3 était important. La transformation que nous opérons en France est très regardée à l’étranger, notamment par nos partenaires européens, et est appelée à se diffuser dans tous les pays. Nous avons les outils, la technique, les méthodes, et la volonté de réussir la transition de notre secteur. Ce qui manque peut-être pour la rendre encore plus désirable encore, ce sont des gestes architecturaux qui s’en saisissent pour l’incarner. La beauté est souvent la meilleure des alliées.
Propos recueillis par Antoine Morlighem