L’Agence internationale de l’énergie appelle les gouvernements à accélérer
Le tableau dressé par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) n’est pas tout noir : en 2020, alors même que les économies pliaient sous le poids des blocages liés à la crise sanitaire, les sources d'énergies renouvelables telles que l'éolien ou le solaire photovoltaïque ont continué de croître rapidement et les véhicules électriques ont établi de nouveaux records de vente. "L’émergence de cette nouvelle économie énergétique est le produit d'un cercle vertueux d'action politique et d'innovation technologique, et son élan est désormais soutenu par la baisse des coûts", se réjouit même l’Agence. Sur la plupart des marchés, le solaire photovoltaïque ou l'éolien représentent en effet la source la moins chère de génération d’électricité. L’énergie propre devient un nouveau domaine majeur pour l'investissement et l'emploi ainsi qu’une arène dynamique pour la collaboration et la concurrence internationales. Et pourtant.
Entêtement du statu quo
La reprise économique rapide mais inégale après la récession due au Covid l'année dernière met à rude épreuve certaines parties du système énergétique actuel, provoquant une forte hausse des prix sur les marchés du gaz naturel, du charbon et de l'électricité. Malgré toutes les avancées réalisées, 2021 connaît un rebond important de l'utilisation du charbon et du pétrole, jusqu’à en faire la deuxième plus forte augmentation annuelle d’émissions de CO2 de l'histoire. Dans le même temps, les dépenses publiques consacrées à l'énergie durable dans les plans de relance n'ont mobilisé qu'environ un tiers des investissements nécessaires pour faire basculer le système énergétique sur les bons rails. Résultat : nous nous éloignons du scénario de référence de l'AIE sur les émissions nettes zéro d'ici 2050, publié en mai 2021, qui trace une feuille de route étroite mais réalisable pour une stabilisation à 1,5 °C de la hausse des températures mondiales et la réalisation d'autres objectifs de développement durable liés à l'énergie.
Dans le mur
Le secteur de l'énergie est responsable de près des trois quarts des émissions qui ont déjà fait augmenter les températures moyennes mondiales de 1,1 °C depuis l'ère préindustrielle. Dans le même temps, l'énergie moderne est indissociable des moyens de subsistance et des aspirations d'une population mondiale qui devrait croître de quelque deux milliards de personnes d'ici 2050, avec des revenus en hausse faisant augmenter la demande de services énergétiques. En l’état, le système énergétique mondial n'est pas capable de relever ces défis.
Des efforts insuffisants
Plus de 50 pays, ainsi que l'ensemble de l'Union européenne, se sont engagés à atteindre les objectifs de "zéro émission nette". Si ceux-ci sont mis en œuvre à temps et dans leur intégralité, ils commenceront à infléchir la courbe des émissions mondiales, la croissance rapide des ventes de véhicules électriques et l'amélioration continue de l'efficacité énergétique conduisant à un pic de la demande de pétrole vers 2025. Les gains d'efficacité feraient plafonner la demande mondiale d’énergie après 2030. Mais la poursuite fructueuse de tous les engagements annoncés signifierait que les émissions mondiales de CO2 liées à l'énergie ne chuteraient "que" de 40 % d'ici 2050. Les gouvernements doivent faire beaucoup plus : actuellement leurs engagements couvrent moins de 20 % de l'écart de réduction des émissions qui doit être comblé d'ici 2030 pour maintenir une trajectoire de 1,5 °C à portée de main.
Plan de bataille
Le WEO 2021 met en évidence quatre mesures clés qui peuvent aider à combler cet écart. Cerise sur le gâteau : plus de 40 % des actions requises sont rentables, c’est-à-dire qu'elles se traduisent par des économies globales pour les consommateurs.
Accélérer sur le renouvelable : doublement du déploiement solaire photovoltaïque et éolien, expansion majeure d'autres productions à faibles émissions, y compris l'énergie nucléaire, construction massive d'infrastructures électriques, dont hydroélectriques, pour flexibiliser le système… Le tout combiné à une sortie rapide du charbon. Cette accélération de la décarbonation du mix électrique est le levier le plus important à la disposition des décideurs politiques : elle comble plus d'un tiers de l'écart d'émissions entre les promesses annoncées et la NZE.
Agir sur le levier de l'efficacité énergétique grâce à une efficacité accrue des matériaux et aux changements de comportement. L'intensité énergétique de l'économie mondiale doit diminuer de plus de 4 % par an entre 2020 et 2030 dans la NZE, soit plus du double du taux moyen de la décennie précédente. Sans cette amélioration de l'intensité énergétique, la consommation totale d'énergie finale dans la NZE serait d'environ un tiers plus élevée en 2030, ce qui augmenterait considérablement le coût et la difficulté de décarboner l'approvisionnement énergétique.
Réduire rapidement les émissions de méthane provenant des opérations de combustibles fossiles. C’est un levier clé pour limiter le réchauffement climatique à court terme, et les opportunités de réduction les plus rentables se trouvent dans le secteur de l'énergie, en particulier dans les opérations pétrolières et gazières. Les efforts concertés des gouvernements et de l'industrie sont essentiels pour garantir les réductions d'émissions qui comblent près de 15 % de l'écart par rapport à la NZE.
Favoriser l’innovation. Toutes les technologies nécessaires pour réaliser des réductions d'émissions importantes d'ici 2030 sont disponibles. Mais près de la moitié des réductions d'émissions réalisées dans la NZE en 2050 proviennent de technologies qui sont aujourd'hui au stade de la démonstration ou du prototype. Celles-ci sont particulièrement importantes pour lutter contre les émissions du fer et de l'acier, du ciment et d'autres secteurs industriels à forte intensité énergétique, ainsi que du transport longue distance.
Les énergies fossiles ont bénéficié en 2020 de plus de 6 000 milliards de dollars de subventions, (FMI)
Finance verte : le nerf de la guerre
Au-delà de cette feuille de route, l’agence souligne que mettre le monde sur la voie des 1,5 °C nécessitera également une augmentation des investissements annuels dans les projets et les infrastructures d'énergie propre à près de 4 000 milliards de dollars d'ici 2030. "Un catalyseur international est essentiel pour accélérer les flux de capitaux à l'appui des transitions énergétiques et permettre aux économies en développement de tracer une nouvelle voie de développement à faibles émissions", conclut-elle. Le monde n'investit pas suffisamment pour répondre à ses futurs besoins énergétiques, et les incertitudes sur les politiques et les trajectoires de la demande créent un risque fort d'une période volatile à venir pour les marchés de l'énergie. "La voie à suivre est claire : une impulsion majeure dans les investissements dans les énergies propres, dans toutes les technologies et tous les marchés. Mais cela doit arriver rapidement", prévient Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE. Des signaux et des orientations clairs de la part des décideurs sont indispensables, surtout lorsque l'on sait, comme le relevait récemment le FMI, les énergies fossiles ont bénéficié en 2020 de plus de 6 000 milliards de subventions.
Le coût de l’inaction
Aujourd'hui, les infrastructures énergétiques mondiales sont déjà confrontées à des risques physiques croissants liés au changement climatique, ce qui souligne le besoin urgent d'améliorer leur résilience. L’AIE estime qu'environ un quart des réseaux électriques mondiaux sont actuellement confrontés à un risque élevé de vents cycloniques destructeurs, tandis que plus de 10 % des parcs de production et des raffineries côtières sont sujets à de graves inondations, et qu’un tiers des centrales thermiques refroidies à l'eau douce sont situées dans des zones à fort stress hydrique. Et cela ne va faire que s’aggraver. Par ailleurs, un échec à accélérer les transitions énergétiques propres continuerait d'exposer les individus à la pollution de l'air. Aujourd'hui, 90 % de la population mondiale respire un air pollué, entraînant plus de 5 millions de décès prématurés par an. Dans un scénario NZE, il y aurait 2,2 millions de décès prématurés en moins par an d'ici 2030, soit une réduction de 40 % par rapport à aujourd'hui
Opportunités
"Il existe une opportunité de marché annuelle qui dépasse largement mille milliards de dollars d'ici 2050 pour les fabricants d'éoliennes, de panneaux solaires, de batteries lithium-ion, d'électrolyseurs et de piles à combustible", insiste le rapport. Soit une taille comparable à celle du marché mondial actuel du pétrole. Cela crée d'énormes perspectives pour les entreprises. L'emploi dans les domaines de l'énergie propre est appelé à devenir une partie très dynamique des marchés du travail, la croissance compensant largement le déclin des secteurs traditionnels d'approvisionnement en combustibles fossiles. Même s’il faudra former en masse la main d’œuvre pour l’accompagner dans cette transition. En plus de créer des emplois dans les secteurs des énergies renouvelables et des réseaux d'énergie, les transitions énergétiques propres augmentent l'emploi dans d’autres domaines tels que les rénovations et autres améliorations de l'efficacité énergétique des bâtiments, la fabrication d'appareils électroménagers efficaces et de véhicules électriques ou à pile à combustible. Au total, 13 millions de travailleurs supplémentaires seront employés dans l'énergie propre et les secteurs connexes d'ici 2030 si l’on s’en tient au scénario issu des promesses gouvernementales déjà formulées. Un chiffre qui double dans un scénario NZE.
Rendez-vous avec l’histoire
La voie à suivre est difficile et étroite, mais l’AIE se veut néanmoins porteuse d'espoir : "L'analyse décrit clairement ce qu'il reste à faire au cours de la prochaine décennie. Bon nombre des actions décrites sont rentables, et les coûts sont insignifiants par rapport aux immenses risques de l'inaction."
L’humanité a encore son destin entre les mains. Les gouvernements bientôt réunis à Glasgow sauront-ils se montrer à la hauteur de l’enjeu ?
Antoine Morlighem