L’économie circulaire à un tournant dans le bâtiment
L’économie circulaire est loin d’être une réalité dans le bâtiment. Sur les 42 millions de tonnes de déchets produits par cette industrie chaque année, moins de 1% sont réemployés. La fin de l’année 2017 semblait pourtant annoncer une autre trajectoire avec le lancement de Circolab, association réunissant des acteurs immobiliers de premier plan engagés dans le développement de l’économie circulaire, et l’attribution du prix Junior de l’industrie immobilière à Corentin Le Faucheur pour son mémoire intitulé "Élaboration d'une prestation de services permettant le réemploi et la redistribution de composants du bâtiment en exploitation". "Le marché du réemploi a radicalement évolué en trois ans, constate toutefois Corentin Le Faucheur, aujourd’hui directeur général de Backacia, place de marché dédiée au réemploi des matériaux et équipements de construction. Alors que la démarche était perçue comme une manière de se démarquer sur un projet et s’inscrivait dans une logique de revente, elle est désormais systématique avec une approche de sourcing et dans une optique bas carbone." Sébastien Matty, président de GA Smart Building et président du jury du prix Junior de l’immobilier en 2017, observe pour sa part : "Nous sommes encore en phase exploratoire. Par exemple, le propriétaire d’un immeuble en cours de rénovation ou de démolition ne sait pas aujourd’hui s’il doit payer ou être rémunéré pour donner des matériaux issus de l’opération. Tout reste à structurer." Justement, quatre femmes ont pris le problème à bras-le-corps il y a quelques mois.
"une communauté forte devait être créée pour consolider les demandes de matériaux de réemploi"
Début 2020, une équipe de Groupama Immobilier constituée de Laetitia George (alors directrice de l’immobilier tertiaire), Anne Keusch (directrice du développement durable et de l’innovation), Manon Thellier (analyste asset management) et Mélody Motta (alors chargée du développement durable et de l’innovation), intègre l’incubateur Techstars pour être accompagnée dans un projet d’intrapreuneuriat visant à lever les freins au développement de l’économie circulaire dans le bâtiment. Pendant six semaines, ces professionnelles suivent un bootcamp pour consolider leur initiative et accélérer son lancement. "Nous nous sommes rendu compte que la demande des maîtres d’ouvrage pour l’utilisation de matériaux à réemployer était inexistante, explique Anne Keusch. Or, un marché c’est la rencontre de l’offre et de la demande, et nous sommes donc arrivées à la conclusion qu’une communauté forte devait être créée pour consolider les demandes de matériaux de réemploi afin de créer le marché et démontrer l’existence d’une réalité économique." Entre avril et septembre, elles multiplient les échanges pour créer un groupe d’initiateurs du changement. Résultat : plus d’une trentaine de grands maîtres d’ouvrage lancent le "Booster du réemploi" le 16 septembre à l’occasion du Mipim Urban Forum.
Le passage à la méthode "Test and learn"
Pendant trois ans, chaque signataire du Booster engagera cinq chantiers par an à se fournir en matériaux de réemploi issus d’anciens bâtiments déconstruits. #Community (Bordeaux) ; Z5C (Saint- Denis) ; 43-45 avenue d’Iéna (Paris) ; 92 Wagram (Paris) ; Ulteam (Paris) ; WP4 (Nanterre)… font partie des premiers projets référencés sur la plateforme digitale Looping développée par Fabernovel. "Nous accompagnons ce groupe d’entreprises pionnières dans la création d’outils et standards, explique Cédric Borel, directeur de l’Institut français pour la performance du bâtiment (IFPEB) et d’Action pour la transformation du marché (A4MT), organisme qui pilote la démarche. Nous embarquons également dans l’aventure des partenaires comme les maîtres d’œuvre, les contrôleurs techniques, les AMO réemploi, les BET, les conseils en environnement... Bureau Veritas, BTP Consultants, Qualiconsult et Socotec ainsi que les courtiers Diot et Marsh ont ainsi rejoint fin 2020 le Booster du réemploi pour rédiger de façon collective un document par matériau de réemploi, en répondant à plusieurs problématiques soulevées par les maîtres d’ouvrage." Plusieurs produits bénéficient déjà de leur clausier : faux planchers techniques, sanitaires (WC et vasques), cloisons amovibles... "Nous identifions et traitons en priorité les vingt familles de matériaux qui représenteront 80 % du marché du réemploi demain pour massifier la demande et atteindre un effet de seuil, révèle Cédric Borel. Il est également crucial d’éprouver ces référentiels sur le terrain. À la différence du Circolab qui était un think tank, le Booster du réemploi est un do tank." Anne Keusch abonde : "À chaque fois que nous identifions un sujet, un groupe de travail est mis en place. Nous sommes dans l’énergie positive, le Booster est là pour lever tous les freins !" La question assurancielle illustre bien cette logique. "Pour les assureurs, un matériau est indissociable du bâtiment où il a été initialement utilisé. Cela pose évidemment des problèmes pour le réemploi, observe Cédric Borel. Mais la Fédération française des assurances a parfaitement compris l’importance de faire évoluer cette approche sous la houlette de Anne-Lise Gillet, responsable assurance construction, et ce ne sera plus un verrou dans les mois à venir."
"Nous attendons les premières concrétisations de l’initiative"
De nombreux écueils restent toutefois à franchir, à commencer par le sujet de l’acceptation de la seconde main. "Il est tentant de privilégier le supermarché du neuf au réemploi des matériaux car c’est beaucoup moins contraignant, analyse la directrice du développement durable et de l’innovation de Groupama Immobilier. Mais le coût environnemental de cette démarche n’est plus acceptable." Autre sujet à régler, celui de la logistique. "Réussir à organiser de manière fiable et rentable une pratique de dépose massive, de conditionnements et de distribution de produits d’occasion est assez complexe", témoigne Corentin Le Faucheur. Il ajoute : "Cela fait trois ans que nous nous acharnons au quotidien chez Backacia à trouver des solutions pour mettre en place un business model viable. Donc, quand nos clients se réunissent dans le Booster du réemploi et viennent nous expliquer comment résoudre nos problèmes, je suis réservé. Nous attendons les premières concrétisations de l’initiative pour voir si cela permettra réellement de structurer le marché." Il devrait être fixé rapidement.
Une pratique du monde d’après
"Nous mettons en place des partenariats pour signaler, grâce à des échanges de données, les productions de gisements correspondant aux demandes des maîtres d’ouvrage, détaille Cédric Borel. Et nous allons développer l’architecture de Looping pour référencer la centaine de projets qui seront proposés cette année." Anne Keusch complète : "Nous allons tester et adapter la plateforme pour que son utilisation soit simple afin d’éviter tout découragement des parties prenantes. En septembre prochain, nous ferons un premier grand bilan de nos réussites et de nos échecs." En parallèle, le recrutement des maîtres d’ouvrage se poursuit, avec notamment une volonté affirmée d’impliquer les acteurs publics dans l’initiative. Et les directions générales s'emparent du sujet. La démarche est désormais pilotée par Eric Donnet chez Groupama Immobilier par exemple. Au bout de trois ans, chaque acteur du marché pourra se servir librement de la plateforme puisque celle-ci a une vocation open source. "Nous monterons ensemble et brique par brique le mur pour généraliser le recours à l’économie circulaire dans le secteur du bâtiment, assure Anne Keusch. Cet effort collectif est soutenu par la conviction que cette pratique low-tech sera le véritable acte de construire du monde d’après."
"D’ici cinq ans, beaucoup de choses auront évolué"
Paul Jarquin, président fondateur du promoteur REI Habitat qui promeut un nouvel art de vivre conjuguant bien-être, respect de l’environnement et solidarité, rebondit : "Outre la nécessaire industrialisation du réemploi sur les chantiers, je m’attends à une accélération du système D avec la multiplication des lieux de recyclage et de transformation à l’échelle de quartiers dans une approche citoyenne." Corentin Le Faucheur tempère : "Le réemploi est trop associé au salon de jardin en palettes aujourd’hui. Nous devons casser cette image et être identifiés comme des acteurs fournissant des produits techniques, complexe, performants… Combiné avec l’émergence d’opérateurs spécialisés dans la logistique et la redistribution, cela permettra au marché de décoller." Le mot de la fin revient à Sébastien Matty : "D’ici cinq ans, beaucoup de choses auront évolué dans le domaine du bâtiment en matière d’économie circulaire." Rendez-vous est d’ores et déjà pris pour dresser un nouvel état des lieux.
*Cet article est extrait du guide construction-promotion 2021 qui sera disponible en février