Les îlots de chaleur urbains, ou comment dompter la canicule
Les îlots de chaleur urbains (ICU) sont des zones urbanisées caractérisées par des températures estivales plus élevées que l’environnement immédiat avec des différences qui peuvent varier de 5 à 10 °C. La concentration des activités humaines, la structure et l’albédo (pouvoir réfléchissant d’une matière) des villes sont autant de facteurs favorisant l’apparition de bulles de chaleur dans les agglomérations. De fait, l’Agence parisienne du climat (APC) signale que les dynamiques d’ICU étaient déjà fortement ressenties dans la capitale, lors de la canicule de 2003, avec des différences de températures, parfois de l’ordre d’une dizaine de degrés. Malgré certaines dispositions prises par la municipalité, comme le réseau de froid urbain Climespace, la situation n’ira a priori pas en s’améliorant. Les modélisations de Météo France de 2012 estiment ainsi que la gravité et la fréquence des canicules devraient augmenter significativement d’ici la fin du siècle, avec en moyenne douze fois plus de jours de canicule dans l’année. Les scientifiques du CNRS, CEA et de Météo France impliqués dans la conception du premier volet du sixième rapport d’évaluation du Giec, dont la publication est prévue en 2021, confirment ces résultats, affichant même des conclusions encore plus alarmantes. Paris essuie de plein fouet les conséquences des ICU. D’autres agglomérations à travers le monde gèrent-elles mieux le problème ?
Une organisation différente de la ville ?
Quoi de mieux pour lutter contre les maux urbains que de modifier l’organisation même de l’agglomération ? S’il n’est pas possible de raser une ville pour recommencer à zéro, il est toutefois envisageable de penser un développement urbain plus intelligent, ou en tout cas, intégrant les flux thermiques. Constat contre-intuitif : les villes modernes américaines, basées sur des schémas rectilignes faisant la part belle aux avenues linéaires, gèrent en fait moins bien la chaleur que les villes européennes. Ces dernières, disposant de centres historiques organisés en dédales, alternant enchevêtrements de ruelles et places, offrent des possibilités de climatisation naturelle et un ombrage supérieur à leurs cousines américaines dont l’organisation géométrique piège la chaleur. Néanmoins, il est possible de tirer profit d’artères rectilignes boisées, si elles sont pensées comme des corridors de ventilation. Précurseur dans le domaine, la ville de Stuttgart interdit certaines constructions et implante des espaces verts de manière à dessiner ces corridors, rafraîchissant l’ensemble de l’agglomération.
À Barcelone, une nouvelle idée est en cours d’application. La ville des prodiges souhaite atténuer l’un des éléments générateurs d’ICU : le trafic automobile. Pour ce faire, des "superblocs" sont créés, des portions de quartiers où les piétons ont la priorité et où la circulation est réservée aux riverains. Objectif annoncé : réduire de 21% le trafic automobile en interdisant la circulation dans 60% des rues de la ville. Gagner de l’espace sur les véhicules motorisés permet également de réutiliser ces superficies, de les transformer, par exemple en espaces verts. En réalité, Barcelone se heurte à la réalité, la ville n’offre que trop peu de verdure aux citadins avec seulement 6,6 mètres carrés d’espaces verts par habitant, bien loin des 9 mètres carrés suggérés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Modifier les matériaux et composants urbains
Les ICU ont souvent pour origine, en plus d’une forte circulation automobile et d’une faible densité de végétaux, l’emploi de certains matériaux ou revêtements dans l’espace urbain. Bitume, asphalte, béton et goudron, autant de pièges à chaleur capables de transformer en quelques heures un espace en véritable fournaise. Selon Amandine Crambes, ingénieure urbaniste à l’Agence de la transition écologique (Ademe), "l’asphalte a une grande inertie : il capte la chaleur toute la journée et la restitue très lentement dans la nuit, donc les villes ne se refroidissent jamais". De fait, la forte inertie thermique des chaussées, combinée à leur imperméabilité, en font de véritable brasiers, incapables de refroidir lors des épisodes caniculaires.
Si le problème se situe dans le matériau, alors il faut le changer. C’est de ce constat que sont parties certaines villes pour innover et accoucher de solutions, parfois exotiques. Ainsi, tandis que certaines agglomérations optent pour des sols pavés ou plus naturels, perméables et capables de capter une partie des précipitations, d’autres choisissent de repeindre le revêtement de leurs routes en blanc ou en bleu, comme à Los Angeles ou Doha. Résultat : des baisses de température jusqu’à 10°C par endroit et un ralentissement des réactions chimiques à l’origine des pollutions. Abu Dhabi, capitale des Émirats arabes unis, va plus loin et transforme même les façades de ses gratte-ciels. Les tours Al Bahar sont équipées de panneaux modulables par ordinateurs, selon les variations solaires, qui permettent de lutter efficacement contre la chaleur au sein du bâtiment, dans un pays où les températures peuvent vite atteindre des sommets.
Végétaliser pour mieux régner
Sans parler de laisser la nature reprendre complètement ses droits, augmenter la superficie du couvert végétal présente bien des avantages dans la lutte contre les ICU. En effet, grâce aux arbres, 85 % des rayons du soleil sont filtrés par le feuillage, sans compter l’humidification de l’air par l’action de ces derniers. Capitalisant sur ce bienfait, Montréal multiplie les plantations d’arbres, les créations de saillies végétalisées, dans le cadre de son programme Quartier 21 lancé en 2005. C’est aussi le cas de la ville d’Austin qui, elle, impose depuis 2015 que les nouveaux stationnements soient couverts d’arbres sur 50 % au minimum de leur superficie. De plus, 80 % de ces résinifères devront faire partie de la liste d’espèces indigènes de la ville.
Singapour est un autre exemple de lutte contre les ICU qui grâce aux plantes, favorise l’intégration de la verdure à l’espace urbain avec son programme LUSH (Landscaping for Urban Spaces and High-Rises). Pour chaque nouvelle construction sur le territoire de la cité-État, une superficie végétalisée équivalente doit être mise en place. Cette intégration de végétaux aux constructions urbaines est d’ailleurs considérée comme étant l’une des mesures les plus efficaces pour atténuer les pics de chaleur. En effet, l’Ademe estime que recouvrir de végétaux 6 % des toits d’une agglomération comme Toronto, pourrait faire chuter les températures de 1°C, voire 2°C en centre-ville. Cependant, l’usage de végétaux en ville doit être sagement pensé. L’exemple chinois parle de lui-même : fin 2020, des immeubles entiers ont été abandonnés, les plantes hors de contrôle ayant envahi les logements et attiré des nuisibles en grand nombre. Ainsi, dans la ville de Sichuan du centre-ouest chinois, sur les 826 logements de ce type, seul une dizaine de familles a finalement emménagé.
La meilleure défense, c’est l’attaque
Plutôt que d’essayer d’atténuer la chaleur à tout prix en s’attaquant aux îlots de chaleur urbains en eux-mêmes, pourquoi ne pas essayer de créer des îlots de fraîcheur urbains ? La mégapole chinoise de Wuhan, membre du club très fermé des cinq fours chinois - l’un des endroits les plus chauds en été de l’empire du Milieu -, compte bien tirer parti d’îlots de fraîcheur. Le site pilote de ShaHu - Parc du Lac de Sable et son lac niché en plein cœur de la ville - voit son potentiel encore sous-exploité selon les autorités chinoises. Pour y remédier, Wuhan, jumelée avec le département de l’Essonne, a fait appel au savoir-faire français et attend de cette coopération un meilleur aménagement du parc de 400 hectares, encore peu fréquenté et mal intégré à l’espace urbain.
Autre mesure active : mobiliser les citoyens en comptant sur eux pour arroser les trottoirs lors d’épisodes caniculaires ? C’est possible. La tradition séculaire japonaise, l’"uchimizu", outre sa dimension rituelle et contemplative, voit les citoyens stocker les eaux de pluie, avant de les répandre devant leur maison lors de fortes chaleurs, pour une différence de 1°C entre les zones humidifiées et les autres. Après avoir navigué entre différentes solutions à travers le monde, il apparaît qu’elles partagent un point commun, celui de ne pouvoir être mis en place au dernier moment. Elles sont, à chaque fois, le fruit d’une réflexion poussée et intégrée à l’agglomération pour lesquelles elles ont été pensées. Il s’agit donc davantage de solutions sur mesure, plutôt que de réponses clé en main, réplicables partout à une échelle industrielle.
Par Thomas Gutperle