T.Pilenko (C&S Partners) : "Les cours du pétrole ne remonteront pas avant deux à trois ans"
Décideurs. Cette crise est loin d’être la première que rencontre le secteur. Quelles sont ses spécificités par rapport aux autres ?
Thierry Pilenko. Depuis quarante ans que je suis dans ce monde et dans celui des services, j’ai effectivement vu un certain nombre de crises passer : 1986, 1991, 1998, 2009, 2014… et 2019 qui est en quelque sorte une rechute : une crise dans la crise. Comme très souvent il existe un élément déclencheur qui, cette fois, a été l’annonce de l’Arabie saoudite et de la Russie d’ouvrir les robinets, provoquant la baisse spectaculaire du prix du brut spectaculaire, - 25% en une journée. Cependant, elle arrive à un moment très différent des autres crises : la baisse de la demande due à la crise du coronavirus vient se superposer à cette augmentation de l’offre.
Et alors que nous n’avions jamais eu ces deux mauvais signaux simultanés, un troisième, dont on parle moins, vient encore noircir le tableau pour le secteur connexe du parapétrolier. Elle frappe ce secteur à un moment où il était déjà particulièrement affaibli, en état de convalescence (voire encore malade pour certaines entreprises) bien avant cette crise du mois de février. La situation est inédite ! Déjà en surcapacités dans pratiquement tous ses segments de marché, le parapétrolier, la pression sur les prix promet d’être terrible.
Comment va réagir le secteur ?
Trois phases sont à prévoir, les baisses de prix, les baisses de coûts, et enfin les transformations. Depuis la crise de 2014-2015, les compagnies pétrolières et gazières ont redémarré les investissements de manière extrêmement prudentes, et elles ont beaucoup appris de cette crise. Elles savent notamment prendre des décisions rapides sur la mise en stand-by des capex et d’opex. Les arbitrages sur les projets sont venus parfois le soir-même, y compris pour plusieurs majors : une vitesse sans commune avec 2014 ! Cette réaction éclair a été observée aussi bien chez les compagnies internationales que nationales. Spécificité tout de même, les compagnies du Moyen-Orient réduise les prix plutôt que les capacités.
Côté parapétrolier, cela exige une réaction extrêmement rapide en réduisant drastiquement les coûts. Mais contrairement à 2014, le secteur est dans un mauvais état de santé en général, a déjà baissé ses prix pendant les cinq dernières, et a donc très peu de marges de manœuvre, avec des marges déjà affaiblies. Il faut donc impérativement réduire les capacités disponibles et aller encore plus loin en termes de réduction des coûts. Les premiers touchés seront malheureusement les effectifs. Les estimations font état de cinq millions de personnes employées par l’industrie parapétrolière dans le monde. Je pense personnellement qu’il y en a beaucoup plus, étant donné les difficultés de comptage en Chine et en Russie. On peut tabler sur une chute des effectifs d’au moins 20 %.
"Dans le secteur parapétrolier, on peut tabler sur une chute des effectifs d'au moins 20%"
Quels sont les enseignements le secteur ont tirés de 2014 ?
Précédemment, on a tenté ce que j’appelle la coopération joyeuse entre pétroliers et clients… la réalité est que très rapidement, les surcapacités vont prendre le dessus, et le côté coopératif joyeux va s’arrêter et les lois dures du marché reviennent.
Autre écueil à éviter : en coupant dans les coûts, les entreprises ont souvent tendance à vouloir opérer une recentralisation à outrance et des systèmes de contrôle très strictes. Dans les entreprises globales, cela a pour conséquence une déresponsabilisation des collaborateurs au contact des clients et une perte de motivation des équipes. Le réflexe est humain mais il fonctionne mal. Maintenir des équipes responsabilisées à proximité des clients est vital. La seule exception concerne la partie stratégie de marketing et vente : il est important, lorsqu’il s’agit de redéployer du capital d’avoir une vision de l’ensemble des opportunités globalement à travers l’ensemble des régions.
Globalement, ces réductions de coûts, ne sont fructueuses qu’à une seule condition, celle de faire des choix drastiques d’actifs ou d’activités, et non une multitude de petites coupes. Dans le parapétrolier, il est fréquent de voir des entreprises ayant beaucoup de lignes de produits avec des headquarters très dispersés. Dans ce cas-là, il vaut mieux prendre la décision de stopper un site, une usine ou d’arrêter de travailler dans une géographie qui ne présente que peu de potentiel.
Les capacités matérielles à elles seules ne sont pas forcément différenciantes. Ce que cherche le client, c’est un package complet qui lui permettra une diminution de coûts : il faut faire de l’intégration et proposer des solutions. Mais pour arbitrer cela, on ne peut pas s’en tenir à de seules discussions à haut niveau, il faut avoir un certain niveau de granularité : les dirigeants ont trop tendance à s’isoler dans une tour d’ivoire alors que la transparence et le travail en équipe sont gage de succès dans ces situations.
Comment cette crise va-t-elle affecter le schiste américain ?
La logique de la Russie et de l’Arabie saoudite a été d’inonder le marché de pétrole à bas coût. Pour rappel, l’Arabie saoudite est capable de produire du pétrole à moins de cinq dollars le baril, un peu plus pour la Russie, tandis que le seuil de rentabilité du pétrole de schiste se situe aux environs de 30-35 dollars pour les entreprises les plus performantes.
Dans un environnement à 20-30 dollars le baril, le pétrole de schiste va être très affecté : on rejoue le film de 2014. Cependant, on peut imaginer un dénouement similaire : la première année à l’époque, la production a continué d’augmenter du fait de l’inertie du marché mais aussi des systèmes de couverture dont disposent la plupart des petits acteurs. L’année suivante, du fait de la disparition de ces couvertures, la production a baissé.
Mais la flexibilité de ce monde est remarquable : il y a eu énormément de créativité et d’innovation entre 2014 et aujourd’hui pour en réduire le coût, notamment en matière de forage et de fracturation. Le potentiel d’amélioration reste considérable : le pétrole de schiste reste selon moi très mal exploité. On en récupère moins de 10 %, l’exploitation étant basée sur des effets mécaniques tout en ayant à peine effleuré la compréhension intime de la roche et du réservoir, alors que les possibilités ouvertes par l’IA, par exemple, sont énormes. Seuls les entreprises robustes et les champs les plus prolifiques vont survivre. Jusqu’à présent il était plus simple de forer de nouveaux puits, on va maintenant être amenés à regarder ce que l’on peut faire au niveau des puits existants. Je ne serais d’ailleurs pas étonné de voir des super majors, principalement américaines, y faire leur marché dans les mois qui viennent.
"Dans le pétrole de schiste, seuls les entreprises robustes et les champs les plus prolifiques vont survivre"
Comment faire partir les prix à la hausse ?
On peut imaginer que les cours ne remonteront pas de manière substantielle avant deux à trois ans. A court terme, difficile de compter sur un accord suffisamment significatif entre Arabie saoudite et Russie, bien qu’ils aient su nous surprendre par le passé. Reste à espérer qu’à un moment donné, ils veuillent eux-mêmes soutenir les prix et baissent donc leur niveau de production. Seul ce facteur, conjugué à un redémarrage de la demande conditionné par la sortie de crise sanitaire et la reprise économique, pourra refaire partir les prix à la hausse.
A court-moyen terme, on va atteindre dès le mois de juin la saturation des capacités de stockage en pétrole, au point que les bateaux de transport se louent déjà à des prix élevés, pour servir… de lieu de stockage. Il va falloir éliminer ces excédents : la différence entre l’offre et la demande pourrait être comprise entre 10 et 25 millions de barils par jour. La pression court terme sur le prix du baril va être importante. Mais il ne faut pas compter sur une solution miracle.
Les États-Unis ne peuvent-ils pas intervenir ?
La capacité d’influence de Washington sur la position des autres gros producteurs est relativement limitée. A l’inverse de ces derniers, les USA ne sont pas une économie pétrolière centralisée avec de grandes compagnies nationales et donc il est plus difficile pour l’administration américaine d’avoir une influence directe sur son industrie, qui répond avant tout aux lois du marché. D’autre part, même si beaucoup de salariés de cette industrie se retrouvent au chômage, c’est un secteur flexible qui a l’habitude des crises de ce type qui revient tous les six à sept ans.
"La capacité d'influence de Washington sur les autres gros acteurs est relativement limitée"
Pour éviter la cyclicalité du secteur et la volatilité du prix du pétrole, les entreprises de l’oil & gas pourraient changer de stratégie, viser à réduire leur dépendance à un seul secteur. Pourrait-on assister à un retour des conglomérats ?
C’est une très bonne question à laquelle je n’ai pas la réponse aujourd’hui. Si une crise très longue se conjugue à la disparition d’acteurs « pure-players », on pourrait en effet voir des conglomérats se reformer. Mais jusqu’à très récemment, la communauté des investisseurs, en particulier nord-américains, poussait plutôt pour des entreprises extrêmement spécialisées.
Les conseils d’administration vont devoir se poser sur la question sur ce qui protège le mieux sur le long terme : une stratégie pluri sectorielle ou une forte spécialisation.
Dans tous les cas, il faudra certainement un peu plus de conservatisme au niveau des bilans, du cash, de l’endettement… nous n’avons pas suffisamment appris des crises précédentes qui ont pourtant démontré que les entreprises les plus prudentes et les plus intégrées ont mieux résisté. Celle-ci risque de ramener tout le monde à la réalité d’une gestion des bilans plus rigoureuse et moins risquée.
Quelles sont les réponses managériales à apporter à cette crise ?
La première réponse, importantissime, est de disposer d’une offre totalement intégrée. Il est également important de retrouver un maximum de flexibilité et d’agilité. Le troisième ingrédient, un peu contre-intuitif, est le grand paradoxe du secteur parapétrolier : il faut à la fois savoir couper dans les effectifs, tout en retenant les éléments importants qui permettront de sortir au mieux de la crise. Les entreprises doivent s’organiser autour d’un effectif qui est défini comme le cœur de celles-ci.
J’aimerais également insister sur un autre élément : la particularité de cette crise, à savoir le facteur externe d’un virus, influence les comportements managériaux : normalement, au sein de notre industrie, la sécurité occupe une place prépondérante, et que les managers savent réagir, encaisser le stress. Mais dans cette crise, les équipes de management sont touchées ou à risque, dans leur sphère personnelle et familiale, et les risques économiques sont partout. Le stress en est donc exacerbé.
Avec une culture d’ingénieur, qui peut induire un manque d’empathie, le secteur pétrolier s’aperçoit que personne n’était préparé à ce type de stress. Les mêmes personnes qui pouvaient bien réagir dans le cadre d’un accident et sa gestion peuvent avoir perdu certains repères : ce ne sont pas toujours les plus gradés qui montrent les meilleurs comportements. Or le leadership humain est fondamental, en période de crise. Il va falloir investir plus sur les « soft skills », comme l’empathie, et leur développement par la formation, en étudiant des cas concrets.
Propos recueillis par Boris Beltran