Bernard Devert : "Habitat et Humanisme n’est qu’un laboratoire, un changement d’échelle s’impose"
Décideurs. Après une carrière immobilière "classique", vous fondez Habitat & Humanisme en 1985. Quel a été le déclic ?
Bernard Devert. Ce fut la rencontre avec une personne âgée, veuve, isolée et handicapée, ne disposant que de faibles revenus : elle habitait un immeuble très vétuste du troisième arrondissement de Lyon, sous le coup d’un arrêté de péril. L’urgence imposait de lui trouver un logement décent, compatible avec la prise en compte de sa dépendance et de ses ressources, mais l’habitat trouvé aux marges de la ville, s’il répondait bien à la situation physique et financière de cette personne, la mettait aussi aux marges d’une reconnaissance sociale, d’où sa tentative de suicide. La rencontrant à l’hôpital, elle eut des mots assez violents, non pas dirigés contre moi, mais à l’encontre d’une société qui oublie les plus pauvres. Est-ce acceptable, me dira-t-elle, de se trouver au soir de sa vie éloignée de ceux avec qui j’ai encore quelques relations, d’où son interpellation : avec votre argent, vous pouvez déplacer des personnes. À la sortie de l’hôpital, naissait l’idée d’une entreprise dont la mission serait de lutter contre les discriminations entretenues et même aggravées par le logement. Ainsi naissait Habitat et Humanisme.
Comment êtes-vous parvenus à convaincre les investisseurs d'adhérer à votre projet d'entreprise sociale ?
Convaincre, c’est vaincre les obstacles, les oppositions aux utopies qui, suivant le mot de Victor Hugo, sont la vérité de demain. Le combat fut rude, il n’était pas sans analogie avec les urgences de l’hôpital où j’avais rencontré cette personne en souffrance sociale. Il est des demains qui sont « un jamais », aussi s’imposait une utopie réaliste, d’où ces deux intuitions : une réconciliation de l’économique et du social, de l’humain et de l’urbain. Des acteurs nous ont accompagnés sur le plan politique et économique. La chance d’Habitat et Humanisme fut de naître à Lyon, capitale de l’humanisme pour être riche d’esprits éclairés qui, à l’image de ses deux fleuves, savent converger. La crise financière et la crise des banlieues ont fait surgir la nécessité de bâtir autrement pour ne point détruire notre démocratie afin que demeure la République, une et indivisible. Seulement, construire en interdisant aux plus fragiles d’habiter certains quartiers, c’est rompre l’unité et cette indivisibilité. Des édiles ont pris une certaine mesure de la situation avec la loi Solidarité et Renouvellement urbains en décembre 2000 (SRU), imposant à toute commune de plus de 3 500 habitants d’offrir un habitat social pour désormais 25% du parc. Si les décrets ne suffisent pas à changer les « angles morts d’une société », ils sont malgré tout bien nécessaires.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre offre propriétaires et solidaires ?
Un oxymore que l’intitulé de ce dispositif ! « Le hasard ne favorise que les esprits préparés » disait Louis Pasteur. Je souhaite qu’Habitat et Humanisme y contribue par sa vigilance à la fragilité et à sa recherche du sens. Des propriétaires s’interrogent pour ne point rester indifférents à de tels désordres. Au lieu seulement de les dénoncer, ce qui est facile, ils énoncent par leur engagement un « autrement », par la mise à disposition d’un logement pour un loyer relevant des plafonds du prêt locatif aidé d’insertion, soit 6 euros mensuels du mètre carré. L’État a aussi apporté sa contribution, via une importante défiscalisation des revenus relevant de ce dispositif.
"L’acte de construire est un formidable levier pour réduire les discriminations sociales"
Quels sont vos chantiers pour les années à venir ?
Ils concernent principalement l’habitat inclusif. À l’heure où la durée moyenne d’hospitalisation est de trois jours et où nous constatons une solitude inquiétante chez les personnes vulnérables, s’imposent des alternatives pour une meilleure prise en compte du bien être des patients, via notamment l’hospitalisation à domicile. Le chef de l’État, lorsqu’il présenta le plan contre la pauvreté, eut cette formule : « On assassine Mozart parce que l’on ne croit pas qu’un enfant pauvre puisse le devenir. » Mozart est effectivement assassiné en raison de l’absence de ces différences qui créent une mosaïque, une harmonie. N’entendre que ses propres accords sans les risquer avec l’autre et les autres, c’est devenir sourd, d’où un enfermement tragique si bien exprimé dans le livre de Jérôme Fourquet « L’archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée ».
Quel message souhaiteriez-vous faire passer aux professionnels de l'immobilier ?
Mon message se veut dénué de toute leçon : Habitat et Humanisme n’est qu’un laboratoire ! Un changement d’échelle s’impose, non pas tant pour grandir que pour favoriser l’émergence d’une société apaisée. L’acte de construire est un formidable levier pour réduire les discriminations sociales. L’immobilier, comme beaucoup d’autres professions, est porté par des femmes et des hommes qui ne veulent pas seulement gagner, mais aussi faire gagner la cause de la solidarité. Ainsi, se dessinent les entreprises à mission où l’intérêt privé se laisse interroger par le bien commun.
Propos recueillis par Boris Beltran