Climat : bras de fer entre pouvoir judiciaire et pouvoir politique
En France, « L’affaire du siècle » fait de plus en plus parler d’elle. Cette appellation digne d’un thriller est en réalité le nom d’une pétition diffusée sur un site internet (laffairedusiecle.net) pour laquelle plus de deux millions de signatures de soutien ont été récoltées. à l’origine de l’initiative, quatre associations (Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France) qui ont décidé, au nom de l’intérêt général, de poursuivre l’État français en justice devant le tribunal administratif de Paris pour inaction face aux changements climatiques. Le but : faire reconnaître par le juge son obligation d’agir pour limiter le réchauffement climatique.
Le premier « recours climatique »
La voie judiciaire serait pour certains le meilleur moyen d’obliger un État à respecter ses engagements climatiques internationaux et d’obtenir ce qui n’est pas entrepris politiquement. Celle qui affiche la double casquette de femme politique et d’avocate, Corinne Lepage, est convaincue du pouvoir de la justice en matière environnementale : « L’action politique peine sur les questions d’écologie, ou ne réalise que des petits pas, explique la fondatrice du cabinet Huglo Lepage, ancienne ministre de l’Écologie dans le gouvernement Juppé. Une décision juridictionnelle est capable, à elle seule, de changer les règles existantes. » Le spécialiste du droit public des affaires et de l’environnement, Jean-Pierre Boivin, enfonce le clou : « Le juge a encore une légitimité, autant que le droit qui est perçu comme un moyen de faire avancer les choses. » Mais pour l’avocat fondateur du cabinet Boivin & Associés, si le droit environnemental reste encore assez largement un « droit suiveur dans le sens où il avance généralement en réponse à l’émotion suscitée par les procès, L’affaire du siècle, elle, est intéressante dans la mesure où ce sont les associations qui demandent directement à l’État de prendre des mesures. » Cette fois, il ne s’agit pas de répondre à l’émotion populaire mais d’entamer un combat de fond.
D’un point de vue purement technique, l’action prévue par les quatre associations n’a en revanche rien d’innovant. Comme le rappelle Cyprien Bès de Berc, l’un des collaborateurs de Jean-Pierre Boivin, il s’agit d’un recours devant un juge administratif « selon les modalités juridiques classiques, à savoir un recours contre l’État pour carence fautive. Ce qui est nouveau, c’est l’objet, le premier “recours climatique’’ devant une juridiction française ». Jean-Pierre Boivin complète : « Pour ce recours, la difficulté sera de prouver l’existence d’un lien de causalité entre des éléments de fait éventuellement constatés en France et d’éventuelles conséquences sur l’évolution du climat de la planète pour condamner l’État. Cette même problématique se pose pour tous les pays, ce qui explique que les décisions rendues à ce jour soient assez hétérogènes. » Face à la variété des affaires environnementales, le juge doit faire des appréciations au cas par cas.
1 000 procès sur le climat
Les mesures adoptées en matière d’environnement par les États ne sont donc pas toutes à la hauteur des enjeux climatiques alors que la prise de conscience qu’il est urgent d’agir, elle, est unanime : pour preuve, près de 1 000 procès portant sur le climat se tiennent actuellement dans le monde. Les décisions judiciaires qui en découlent, bien que variables sur la forme, ont toujours vocation à réguler les effets néfastes de l’action de l’homme sur le climat. Les exemples sont multiples : « Dernièrement, un tribunal autrichien a interdit l’agrandissement d’un aéroport au motif que l’opération accroîtrait le réchauffement climatique, illustre Corinne Lepage. Une cour fédérale canadienne a jugé l’interdiction d’agrandir un oléoduc reliant le Grand Nord du Canada et les États-Unis », ajoute l’ancienne ministre.
En 2015, l’ONG Urgenda attaquait les Pays-Bas en justice. Dans ce procès, l’État néerlandais a été condamné par la juridiction de premier degré à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 25 % d’ici à 2020. En octobre dernier, la cour d’appel de La Haye confirmait ce jugement : le pays est désormais dans l’obligation légale de prendre des mesures pour protéger les citoyens contre les conséquences du changement climatique, la juridiction affirmant que l’État agissait « illégalement et en violation du devoir de diligence ». En Colombie, un groupe de 25 enfants et adolescents, soutenus par l’association Dejusticia, ont poursuivi leur gouvernement en justice afin qu’il prenne des mesures pour lutter contre la déforestation. Condamné par la Cour suprême colombienne, le pays s’est engagé à éradiquer le problème de la déforestation en Amazonie d’ici 2020. Une décision assortie d’une astreinte au vu de la perte de milliers d’hectares sur la période 2017 : la Haute Cour a donné cinq mois au gouvernement pour créer un programme de lutte efficace dans la région.
Difficulté d’appréciation
Si le concept de « justice climatique » est évoqué dans certains pays, il n’est pas transposable en France : « Il s’agit d’un concept sous-jacent à la justice environnementale, précise Jean-Pierre Boivin. Il convient plutôt de parler d’actions touchant aux éléments du climat. L’affaire de la raffinerie de Total à La Mède, en cours devant le tribunal administratif de Marseille, en est une illustration parmi d’autres. » Plus exactement : les associations environnementales demandent à la justice administrative d’annuler l’arrêté préfectoral autorisant l’exploitation du site de La Mède par Total. Le géant de l’industrie pétrolière et gazière entend y conduire des activités de bioraffinerie nécessitant notamment d’importants approvisionnements en huile de palme, ce qui, d’après les associations, contribuerait à déforester une zone tropicale équivalente à cinq fois la surface de Marseille pour y planter des palmiers. Une affirmation très théorique pour Jean-Pierre Boivin : « Personne ne sait comment et où de tels effets pourraient se produire. Le juge français devrait ainsi se prononcer non seulement sur l’existence, mais aussi sur les éventuelles conséquences d’un phénomène pour l’heure largement inconnu. » Une difficulté d’appréciation que l’on retrouve dans de nombreux dossiers liés au climat.
Défis environnementaux
Les actions portant sur les changements climatiques ont inévitablement vocation à se développer dans les années à venir. Pour l’heure, elles permettent d’amorcer des changements dans les États où l’action politique est très en retard sur ces questions, à l’instar de la Colombie. En France, « le droit de l’environnement s’est toujours construit sur des défis dans la mesure où ce sont des catastrophes qui ont entraîné des réactions de la part du législateur, pose Jean-Pierre Boivin. L’affaire AZF a par exemple engendré la loi de 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels », rappelle-t-il. Avec L’affaire du siècle, il s’agit d’être proactif et d’agir en amont de ce genre de catastrophes pour maximiser les chances de les éviter. Corinne Lepage reste d’ailleurs persuadée de l’efficacité de cette nouvelle forme de justice climatique à l’échelle mondiale : « La société civile et les juges sont en train d’opérer les révolutions que les politiques ne veulent pas faire, explique l’avocate. Une décision d’espèce peut en entraîner d’autres et enclencher des changements profonds. » Dans ce dossier, l’État français et ses représentants ont deux mois pour répondre aux quatre associations. En l’absence de réponse « convenable », c’est-à-dire susceptible de convaincre les demandeurs de la volonté du gouvernement de faire changer les choses, ces derniers assurent qu’ils formeront un recours devant le tribunal administratif de Paris au printemps prochain. Au vu de la langueur judiciaire, une éventuelle condamnation n’est pas pour demain. Bien plus qu’un combat pour le futur, la lutte contre le changement climatique est indéniablement un combat de tous les jours.
Marine Calvo