Cyril Dion : le conteur
Cet après-midi-là dans le jardin clos d’Actes Sud, son éditeur chez qui nous avons rendez-vous, Cyril Dion apparaît fatigué. Lassé de « faire le perroquet » comme il dit, en égrenant invariablement les mêmes chiffres – nombre d’espèces disparues sur les dernières décennies, d’arbres abattus par minute, d’êtres humains condamnés à boire « une eau si sale que nous ne laverions pas nos voitures avec »… – en évoquant la même urgence, le même compte à rebours. Cette même réalité sur laquelle il s’efforce depuis des années d’éveiller les consciences et que les événements récents ont soudain eu pour effet de rendre plus tangible: la sortie de son dernier livre, « Petit Manuel de résistance contemporaine » d’abord, la démission de Nicolas Hulot sur fond d’aveu d’impuissance ensuite et, dans la foulée, la manif pour l’écologie : ces milliers de personnes qui, mues par un même élan, descendent dans la rue pour crier à l’urgence climatique et en appeler à l’action des pouvoirs publics… Beaucoup seraient tentés d’y voir un électrochoc, le signe avant-coureur d’une mobilisation générale, d’un basculement collectif. Pas Cyril Dion.
« Stimuler le vivant »
« La grande marche pour l’écologie a rassemblé 100 000 personnes dans toute la France. À titre de comparaison, les funérailles de Johnny en ont mobilisé 500 000, Charlie Hebdo 4 millions », relativise celui qui l’a constaté maintes fois : une émotion, aussi sincère soit-elle, ne suffit pas à mettre les gens en mouvement. Surtout lorsqu’il s’agit d’environnement, un domaine où, quoi qu’on en dise, « une part d’incrédulité demeure » et, avec elle, une réticence à agir pour éviter le pire. « À penser en amont », comme lui-même a appris à le faire il y a des années. Alors que, déjà tourné vers la résolution de crises, il œuvrait au sein d’une ONG humanitaire pour restaurer le dialogue entre Israéliens et Palestiniens et désamorcer les conflits par la parole. De ces années-là, Cyril Dion conserve le goût de l’échange, libre et spontané, et une certitude aussi : « Pour faire bouger les choses, il faut stimuler le vivant ; partir des gens. Pas des politiques. »
« Il faut un changement de modèle drastique. Que suffisamment de gens adhèrent à une autre vision du monde pour le bâtir »
Une méthode dont il vérifiera l’efficacité des années durant au sein de Colibris, l’ONG dont Pierre Rabhi lui confiera la création avec pour mission d’ « inspirer et soutenir tous ceux qui veulent construire une société plus écologique et plus humaine », et qui le conduira à l’écriture de « Demain », le documentaire consacré à ceux qui, aux quatre coins de la planète, agissent ; démontrant par leurs initiatives qu’en termes d’agriculture, d’habitat, de consommation d’énergie ou d’économie, d’autres modes de fonctionnement existent et prospèrent. Comme des poches de résistance organisées face à une forme de pensée unique.
Entrer en résistance
« Notre modèle de société repose sur un objectif : la croissance, qu’il faut alimenter à tout prix, même si cela implique de raser les forêts et d’assécher les rivières », résume-t-il. Inutile, par conséquent, d’imaginer se replier derrière un scénario de demi-mesures. « Il faut un véritable changement de paradigme », assène celui qui, dans son dernier livre et chaque fois qu’on lui en donne l’opportunité, en appelle à entrer en résistance contre un modèle de société incompatible avec les défis écologiques de l’époque. «La première bataille à mener est culturelle, explique-t-il. Elle passe par le fait d’être capable d’imaginer des alternatives à notre mode de vie actuel et, à travers elles, une autre histoire de l’avenir, pour qu’ensuite celle-ci puisse s’incarner dans des modèles politiques, économiques et sociaux différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui.
Pour y parvenir, les menaces de fin du monde ne suffisent pas. Pas plus d’ailleurs que les vagues d’émotion aux effets vite retombés. Pour donner envie de changer le présent, Cyril Dion en est convaincu : seul fonctionne le récit, ce vecteur de mobilisation au pouvoir sans pareil.
Partager un récit
« Notre cerveau ne réagit ni aux chiffres ni aux concepts ; il a besoin d’images, d’exemples, de situations réelles qui font partager une perception, déclare-t-il. Les récits servent à cela : à donner du sens, à organiser les faits et, au final, à engager la coopération de millions d’individus. » Jusqu’à en faire un authentique levier de transformation du réel, contrairement aux indignations éphémères et aux incantations de politiques plus à l’aise dans la gestion que dans une quelconque forme de révolution. D’ailleurs Cyril Dion le répète : il ne croit pas en la capacité d’un responsable politique, quel qu’il soit, à changer les choses. « Uniquement au collectif, à la coopération. » Celle qui ne se contentera pas d’encourager les actes vertueux à petite échelle, - ça, c’était bon il y a vingt ans… - mais qui débouchera sur une révolution citoyenne, seule capable d’inverser le cours des choses maintenant que, insiste-t-il, « l’ampleur du désastre suppose un changement drastique de modèle ; que suffisamment de gens adhèrent à une autre vision du monde pour le bâtir en contraignant les politiques les plus courageux à prendre les décisions qui s’imposent et en poussant dehors ceux qui refusent le changement ». C’est pour susciter cette adhésion qu’il a écrit « Demain ». Ce premier long métrage qui, début 2016, créait l’événement en passant, en l’espace de quelques semaines, du petit film d’auteur au phénomène de société, vu par plus d’un million de personnes, récompensé du César du meilleur documentaire… Preuve que, l’histoire racontée répondait à une aspiration. Et pourquoi pas, qu’une révolution est déjà en marche.
Caroline Castets