Philippe de Ladoucette (CRE) : « La CRE est un allié objectif des professionnels »
Décideurs. À la tête de la CRE depuis dix ans, êtes-vous satisfait de votre bilan ?
Philippe de Ladoucette. Oui, parce qu’un des sujets les plus importants de ma mandature a été d’assurer l’indépendance de la CRE par rapport au pouvoir politique. L’enjeu était de faire comprendre que le marché de l’énergie ne devait pas être politisé. Nous avons ainsi instauré une réelle transparence sur ce que sont les prix du gaz et de l’électricité pour que le public comprenne comment ils sont déterminés. Nous avons dû donner des avis négatifs au gouvernement quand les mouvements tarifaires ne respectaient pas la loi, c’est-à-dire ne couvraient pas les coûts. Dans ces cas-là, les arrêtés gouvernementaux, presque toujours attaqués par les opérateurs, ont été cassés par le Conseil d’État.
Décideurs. Pouvez-vous retracer les grandes lignes de la libéralisation du marché de l’énergie ?
P. de L. Depuis la création de la CRE en 2000, de grandes évolutions ont vu le jour. D’abord, l’ouverture à la concurrence a impliqué que les réseaux de transport, dans un premier temps, puis de distribution, dans un second temps, deviennent indépendants de leurs maisons mères (EDF et GDF). RTE et GRT Gaz ainsi que ERDF et GRDF sont devenues des filiales à part entière, mais cela n’a pas été simple. Il a fallu changer les mentalités et les habitudes. Il a été difficile pour les salariés de concevoir qu’ils devaient dorénavant collaborer avec toutes les entreprises du secteur et pas seulement avec la société mère. Le changement s’est fait progressivement, au départ avec la séparation comptable des entités puis avec leur filialisation. Aujourd’hui, c’est la CRE qui non seulement détermine les revenus de RTE et de GRT Gaz mais aussi qui approuve leurs projets d’investissement sur trois ans.
C’est la CRE qui non seulement détermine les revenus de RTE et de GRT Gaz mais aussi qui approuve leurs projets d’investissement sur trois ans
Décideurs. Les tarifs réglementés pour les gros consommateurs ont été supprimés par les lois Nome[1] de 2010 et Hamon de 2014. Qu’est-ce que cela signifie ?
P. de L. C’est une étape importante. Dorénavant, les professionnels pourront choisir un nouveau contrat basé sur une offre de marché avec le fournisseur de leur choix. Depuis le 7 décembre 2015, nous avons la responsabilité de déterminer l’évolution des tarifs d’électricité. C’est une petite révolution. Le gouvernement n’a plus la possibilité de le modifier à la hausse ou à la baisse. En cas de désaccord, il devra motiver son avis. Pour le gaz, nous réalisons chaque année un audit sur les coûts d’approvisionnement d’Engie à partir duquel est défini leur mode de calcul. Chaque mois, les mouvements tarifaires ne portent que sur l’approvisionnement. Il revient au gouvernement de fixer une fois par an les tarifs réglementés de vente qui couvrent les coûts d’acheminement et ceux de fourniture de gaz.
Décideurs. Toutes les entreprises ont-elles joué le jeu ?
P. de L. Il reste cinquante mille sites non déréglementés pour lesquels nous avons prévu une pénalité de 10 % du tarif à partir du 1er janvier, et de 30 % passé un délai de six mois.
Décideurs. Cette étape contribue-t-elle à la mise en place d’un marché européen de l’énergie ?
P. de L. Oui, et notre objectif est triple : l’accès à une offre compétitive pour tous, avec un approvisionnement sécurisé et dans le cadre d’un développement durable.
Décideurs. Pourquoi avoir créé l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (Acer) en 2011 ?
P. de L. La réunion des régulateurs nationaux est depuis longtemps favorable à la création d’une agence de coopération européenne qui a finalement été crée par le troisième paquet législatif de la Commission européenne. L’Acer a plusieurs missions, notamment la mise en place de codes de réseaux qui visent à fixer des règles similaires pour l’ensemble des pays. Elle surveille aussi les marchés de gros afin de détecter les fraudes. Une démarche que nous avions entamée en amont pour la France grâce à un accord de coopération avec l’Autorité des marchés financiers (AMF).
Décideurs. Justement, la CRE est parfois qualifiée de gendarme de l’énergie. Comment percevez-vous ce rôle ?
P. de L. La CRE est un allié objectif des professionnels du secteur de l’énergie. Une grande partie de notre travail est de discuter avec les entreprises, dans un esprit constructif. Toutes nos décisions sont rendues après un long processus de consultations publiques et de concertation afin que tous les avis soient recueillis : professionnels, syndicats, associations, etc. Tout le monde peut y participer. Nous regrettons d’ailleurs que les représentants des consommateurs ne soient pas plus souvent présents lors de cette phase.
Décideurs. Et vous ne sanctionnez jamais ?
P. de L. La CRE dispose d’un organe de sanction. Le Cordis a été créé en 2006 pour régler les différends entre les gestionnaires et les utilisateurs de réseaux. Ce comité indépendant du collège des commissaires permet à la CRE de garantir l’accès transparent et non-discriminatoire aux réseaux. Il dispose d’un pouvoir de sanction depuis le décret du 24 février 2015. Je l’ai d’ailleurs saisi en tant que président de la CRE pour qu’il se prononce sur la proximité des noms d’EDF et ERDF qui crée une confusion chez les consommateurs. ERDF a d’ailleurs annoncé officiellement qu’il allait changer de nom.
ERDF a annoncé officiellement qu’il allait changer de nom
Décideurs. Un récent rapport parlementaire[2] critique les autorités administratives indépendantes. Une réaction ?
P. de L. Les propositions du rapport de Jacques Mézard visent à limiter le nombre d’autorités publiques indépendantes. Or, l’existence de la CRE n’est nullement remise en question par ces critiques, bien au contraire. En revanche, le rapport soulève la question de notre indépendance sur un plan budgétaire puisque nous dépendons des crédits du ministère des Finances que le ministre présente dans sa globalité au Parlement dans le cadre de la loi de finances. Et en effet, je regrette que la CRE n’ait pas la possibilité de défendre elle-même son bilan et de présenter ses besoins de fonctionnement pour assurer ses missions d’autant que ces dernières augmentent au fil des lois relatives à l’énergie.
Décideurs. Quel héritage laisserez-vous à votre successeur ?
P. de L. Les grands enjeux à venir seront le développement du marché, principalement dans le domaine de l’électricité, avec notamment ce que deviendra le principe de l’Arenh[3]. Peut-être aussi une préparation à la disparition progressive de tous les tarifs réglementés de vente pour les clients domestiques à l’horizon 2025. Au niveau européen, il faudra travailler à trouver l’équilibre des responsabilités entre l’Acer et les régulateurs nationaux, ce qui est déjà un sujet et le deviendra de plus en plus. Enfin, les réseaux intelligents posent la question de l’équilibre entre les initiatives locales des collectivités territoriales et l’approche plus centralisée de la construction des tarifs de réseaux. En somme, beaucoup de défis passionnants qui vont vraisemblablement modifier sensiblement le paysage du secteur de l’énergie.
Propos recueillis par Pascale D’Amore et Estelle Mastinu
[1] loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant organisation du marché de l’électricité, dite loi Nome.
[2] « Un État dans l'État : canaliser la prolifération des autorités administratives indépendantes pour mieux les contrôler », Rapport de Jacques Mézard, fait au nom de la commission d’enquête sur les autorités administratives indépendantes, n° 126 tome I (2015-2016), 28 octobre 2015.
[3] La loi Nome, promulguée le 8 décembre 2010, a mis en place l’accès régulé des fournisseurs alternatifs à l’électricité produite par les centrales nucléaires historiques d’EDF (Arenh).