« RT est une chaîne de télévision d’information continue qui propose un point de vue alternatif sur l’actualité internationale ». Sur le site du média russe, le brief se veut rassurant. Pourtant, l’annonce de l’arrivée imminente de Russia Today en France a provoqué une levée de boucliers chez ceux – nombreux – qui y voient un outil de propagande à la solde du Kremlin. Chercheur à l’Ifri et spécialiste de la Russie, Julien Nocetti nous livre sa vision d'un média qui, avant même d'avoir commencé à émettre, fait déjà polémique, de sa stratégie de ciblage territorial et de ses objectifs en termes de diplomatie internationale.

Décideurs. Vladimir Poutine décrit RT comme un simple média d’État, équivalent à CNN aux États-Unis ou à France 24 dans l’Hexagone. Qu’en pensez-vous ?

Julien Nocetti. On peut considérer en effet qu’il s’agit d’un outil de soft power russe comme d’autres pays en ont, mais RT repose sur une logique différente. Pour RT, l’actualité internationale est traitée selon une vérité : celle de ce qu’il considère être « la doxa » et à laquelle il entend offrir une « alternative ». Mais ce qui fait la force et la particularité de ce média est qu’il adapte son discours en fonction des publics auxquels il s’adresse et des territoires sur lesquels il émet. C’est pourquoi son message n’est pas le même en Europe et au Moyen-Orient.

C’est-à-dire ?

Dans chaque région, RT ajuste son positionnement de manière à surfer sur des tendances fortes qui  clivent et inquiètent une partie de l’opinion. En Europe, par exemple, il est très présent sur les thématiques de souveraineté et d’euroscepticisme traditionnellement portées par les extrêmes. Aux États-Unis, il cultive les passerelles avec les néo-conservateurs et l’extrême gauche avec un discours qui pointe et dénonce les excès de la mondialisation et, au Moyen-Orient, il l’oriente sur le soutien apporté aux Chrétiens d’Orient, sur la Palestine et les mouvements laïcs. Tout ce qui, sur un territoire donné, est de nature à attiser les tensions.

Son positionnement reflète donc localement celui des courants de pensée extrémistes ?

Il est clair qu’en insistant systématiquement sur ce qui dérange ou inquiète, en exacerbant les contentieux et les oppositions, RT fait le jeu des extrêmes. Autre ingrédient fort de sa stratégie rappelant celui de certains partis d’extrême droite notamment : son aptitude à se positionner en victime du système que celui-ci s’efforcerait de museler. Résultat, plus on le diabolise, plus on avalise sa stratégie. C’est ainsi qu’il déclarait récemment dans une campagne d’affichage à Londres : « Vous avez raté votre train ? Vous avez perdu une élection ? C’est de notre faute ! » Cette forme d’ironie vise à véhiculer et légitimer le même message: « Nous dérangeons car nous nous opposons au mainstream. » Tout cela fait de RT un instrument diplomatique utilisé par le pouvoir russe dans la guerre de l’information.

Quel est l’objectif d’une telle stratégie médiatique ?

La Russie a parfaitement compris le pouvoir de l’information et de la désinformation en termes de diplomatie internationale. L’objectif de la Russie avec RT consiste à polariser au maximum les champs politiques et les débats en Occident. On l’a d’ailleurs clairement vu aux États-Unis durant la campagne présidentielle et même en France lors du premier tour. Cela s’est fait sans interférence directe du Kremlin mais par l’intermédiaire de RT. C’est ce qui en fait un outil d’influence politique dont le rôle est clairement de parasiter les débats politiques pour, chaque fois que c’est possible, paralyser la prise de décision. Ce qui s’est produit aux États-Unis lorsque, dans la foulée de l’arrivée au pouvoir de Trump, les tensions entre la Commission du renseignement et le nouveau Président ont pris de telles proportions qu’elles ont abouti à une forme de paralysie institutionnelle. Lobjectif final est toujours le même : il s'agit de semer la confusion et, au final, mener au délitement du lien transatlantique entre Etats-Unis et Europe.

Sachant cela, pourquoi avoir autorisé RT à émettre en France ?

L’interdire aurait eu pour effet d’accréditer son image autoalimentée de victime du système. Si le CSA, après beaucoup de débats, a fini par lui accorder sa licence c’est pour cette raison et parce que la lui refuser lui aurait valu d’être accusé de censure et d’atteinte à la liberté de la presse. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que, si leur positionnement « anti-mainstream » séduit une certaine frange de l’opinion, leur audience demeure relativement modeste. Aux États-Unis, RT n’est que la 95ᵉ chaîne en nombre de consultations.

Que peut-on craindre de l’arrivée de RT en France ?

Dans un premier temps je dirais pas grand-chose. La chaîne devrait plutôt chercher à se faire oublier pendant quelques mois. Mais à terme il faut s’attendre à ce qu’elle fasse du trolling dès que l’occasion se présentera, notamment en attisant à la fois le sentiment nationaliste, anti-européen, anti-Otan… et en soufflant sur toute braise de nature à accentuer les clivages au sein de l’opinion et à perturber le jeu politique.

Propos recueillis par Caroline Castets

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