Face aux Gafa, l’affirmation des Batx (2/4) : Tencent, le monde ne suffit pas
Il est une légende chinoise qui parle de quatre rois dragons qui firent tomber la pluie sur les hommes affamés par la sécheresse. Par cet acte, ils désobéirent à l’empereur de jade qui les punit en les enfermant dans quatre montagnes. Pour pouvoir continuer à aider les hommes, les dragons se transformèrent en quatre fleuves qui irriguent la Chine encore aujourd’hui.
Il existe encore de nos jours des dragons chinois, ce sont les BATX. À la tête du plus puissant d’entre eux est le très discret Ma Huateng ou Pony Ma dans sa version occidentalisée. Devenu depuis peu l’homme le plus riche de Chine, celui qui a commencé comme ingénieur software rémunéré 170 dollars par mois détient désormais une fortune estimée à plus de 36 milliards de dollars.
Ma Huateng serait sans doute à rapprocher d’un dragon issu d’un autre conte, Long Ma, le cheval dragon. Il se rapproche de la bête légendaire par son nom, « Ma », qui signifie « cheval », il en tire son amusant surnom de « Pony », ainsi que par sa fascination pour le ciel (domaine tutélaire de la créature), le dirigeant voulait être astronome lorsqu’il était enfant. L’ambition sans limite que révèle ce désir d’étoiles trouvera à s’exprimer dans le domaine de l’informatique alors que le jeune diplômé de l’université de Shenzen travaille dans une entreprise de télécom.
L’histoire de Tencent commence en 1998 après qu’il a assisté à une conférence présentant le premier service de messagerie par Internet, l’Israélien ICQ qui connaissait alors le succès en Occident mais n’était pas présent en Chine. Il décide avec quelques camarades de développer un programme similaire qui soit adapté au marché chinois : OICQ devenu QQ après une plainte déposée par ICQ devant un tribunal d’arbitrage.
Un empire fondé sur un écosystème mêlant messagerie et jeux
Si ce service de messagerie est la pierre sur laquelle se construit l’ensemble de l’empire de Pony Ma, il est progressivement éclipsé par son successeur WeChat à partir de 2011. Cette application de messagerie est incontournable dans toute la Chine et compte 963 millions d’utilisateurs mensuels, un chiffre qui ne cesse de croitre.
Mais au-delà même de ce succès, Tencent a su capitaliser sur l’audience de son application pour créer autour d’elle une galaxie de services facilement accessibles, un véritable écosystème pour le consommateur. On compte parmi eux un service de paiement par mobile (qui a dépassé le système de paiement d’Alibaba en termes de nombre de transactions) mais aussi des jeux vidéo, cet autre grand secteur dans lequel évolue Tencent
Plus exactement, Tencent a embrassé la mode du jeu vidéo free-to-play sur mobile. Soit, des jeux vidéo gratuits proposant du contenu complémentaire ou facultatif payant. Ce modèle basé sur une nombre très important de microtransactions a su se montrer particulièrement rentable. En 2017, les revenus mondiaux tirés des jeux mobiles ont dépassé, pour la première fois, ceux des jeux vidéo PC.
L’intégration des nombreux services de Tencent est évidente lorsqu’il est question de son jeu phare en Chine, Glory Of Kings qui compte 200 millions de joueurs. Dans ce jeu de stratégie en équipe, il est possible d’incarner une ribambelle de personnages issus de la mythologie chinoise. Celui qui souhaite s’y essayer doit disposer d’un compte WeChat, et il peut, lors d’une partie, échanger avec les autres joueurs à travers la plateforme de messagerie.
La stratégie du géant s’avère payante puisqu’il annonce une croissance de 70 % de bénéfices nets pour le deuxième trimestre de 2017. Le mastodonte a l’essor d’une start-up porté par une augmentation de 43 % des revenus tirés de ses services de messagerie et de jeu vidéo.
La difficile conquête de l’ouest
Aussi puissante que soit la bête, elle a toujours un point faible et les experts ne manquent pas de souligner le fait que malgré sa croissance extraordinaire, l’entreprise se limite encore largement au marché chinois ainsi qu’à quelques pays asiatiques avoisinant. De plus, fonder l’ensemble de son écosystème sur la plateforme Wechat rend la compagnie très dépendante du succès de l’application qui génère l’essentiel du trafic vers ses autres services.
L’avisé Pony Ma entend bien corriger ces écueils et prépare l’envol du dragon. Tencent a massivement investi dans des entreprises occidentales ces dernières années, dans le domaine du jeu vidéo, comme en témoigne les acquisitions de Riot, l’entreprise propriétaire du célèbre « League of Legends », ainsi que les prises de participation dans l’entreprise finlandaise Supercell Oy propriétaire du jeu mobile le plus joué au monde « Clash of Clan », mais aussi dans d’autres secteurs. La Holding de Tencent a ainsi acquis en 2016, 5% du capital de Tesla, la société fabricant les voitures électriques d’Elon Musk.
Mais cette conquête de l’Occident n’est pas une tâche facile. La distance culturelle est un facteur qui rend l’adaptation des produits particulièrement délicate. Le Wall Street Journal rapporte le témoignage d’un manager de Tencent ayant participé à une tentative d’introduction dans le marché brésilien qui après une étude poussée de la société, de la culture et de l’économie brésilienne se contente de ce bref commentaire : « C’était très difficile ». Ce fait est aussi illustré par l’échec cuisant de la tentative d’exportation du jeu de tir sur mobile « Wefire » sur le marché américain en Juillet 2016. Une expérience désagréable qui rappelle celle de 2013, où le jeu « Black Gate Inferno » avait connu un destin similaire, jugé trop répétitif par les consommateurs américains.
Pour pallier à ces inadéquations, le groupe a entrepris de recruter des profils occidentaux de haut niveau. La plus récente de ces prises est celle de Jurgen Post, qui après 11 ans auprès de SEGA, s’occupe depuis août 2017 des partenariats en Europe pour Tencent. James Mitchell, ancien de Goldman et Stephen Wang, fondateur de Rotten Tomatoes pourraient aussi être cités.
Par ailleurs, Tencent entend bien se diversifier. Elle investit lourdement dans le cloud et le paiement en ligne. Ces services ont connu une croissance supérieure à 200 % au cours des dernières années. Comme les autres entreprises tech de cette ampleur Tencent travaille aussi sur l’intelligence artificielle. Mais l’essentiel de l’augmentation de ses coûts est dû à la création de contenus notamment pour nourrir sa plateforme de streaming Tencent Video dont le drame auto-produit Candle in the Tomb totaliserait presque 2,5 milliards de visionnages.
Des problématiques nationales
Si le Wall Street Journal affirme que la holding chinoise semble laisser le champ libre aux entreprises étrangères qu’elle rachète, sans s’initier outre mesure dans leurs affaires, la réputation de la société dans son pays natal est tout autre. Ce dragon-ci aurait les dents longues et se serait montré parfois particulièrement cruel avec ses partenaires commerciaux, au point que le magazine China ComputerWorld titrait crûment en 2010 : « Tencent, Baiseur de chien ». Le magazine Fast Company rapporte en ces termes les paroles d’un investisseur expert du marché chinois : « Les gens plaisantent sur le fait qu’ils s’appellent Tencent parce que tu n’obtiens que ten cent (ndlr : dix centimes) pour un dollar. » Au demeurant, cette réputation doit être appréciée au regard des pratiques commerciales parfois aussi brutales des géants de la technologie de l’autre côté du Pacifique.
Le dernier obstacle s’élevant sur la route du Jaggernaut chinois pourrait être une nouvelle fois l’empereur de jade. Si la politique d’exclusion des grandes entreprises tech occidentales du marché chinois a pu permettre le bourgeonnement des pousses chinoises, le gouvernement ne laisse pas cette croissance se faire anarchiquement, au contraire, il leur impose un sévère tuteur.
La problématique la plus évidente est celle de la censure et de la sécurité des données. « Si Tencent peut le voir, le gouvernement chinois aussi » répond catégoriquement Rebecca MacKinnon, experte de l’internet chinois aux questions de Fast Company. L’entreprise n’a jamais entendu cacher son intention de collaborer pleinement avec le pouvoir, Pony Ma est allé jusqu’à déclarer : « Des tas de gens pensent qu’ils peuvent dire ce qu’ils veulent et qu’ils peuvent être irresponsables. Je pense que c’est mal. » Si la censure n’est censée n’être destinée qu’à ses utilisateurs chinois, il a pu arriver que des contenus soient inaccessibles même aux utilisateurs internationaux. De plus, la question de la confidentialité des données ne semble pas encore trouver de réponse satisfaisante. Tencent a bien retenu la leçon du conte et semble préférer l’intérêt de l’empereur à celui des hommes.
Pourtant, en juillet 2017, le People’s Daily, quotidien affilié au parti communiste chinois, qualifiait le jeu Honor of Kings de « poison pour les adolescents ». Sous la pression des officiels, Tencent a dû limiter à deux heures quotidiennement nombre d’heures de jeu possible pour les joueurs mineurs. Or, un quart de ces joueurs a moins de 18 ans. Le gouvernement entend, par ailleurs, resserrer la bride. Il a lancé début août une investigation à l’encontre de Tencent et Baidu pour violation des lois de cybersécurité, les utilisateurs de ces services seraient accusés de rependre des messages mettant en danger « la sécurité nationale, la tranquillité publique et l’ordre social », les plateformes elles-mêmes n’auraient pas rempli leurs devoirs de terme de gestion des contenus. Il apparait que la tenue prochaine du congrès du Parti ne soit pas étrangère à un tel tour de vis. Ainsi, le dragon a beau se montrer docile, l’empereur reste capricieux. Il lui faudra jouer finement entre les désirs du peuple et ceux du souverain, s’il veut devenir une légende.
Maxime Benallaoua (@Maxdesinternets)