Parmi les parlementaires français, elle est l’une des rares à se saisir de l’épineuse question de la gouvernance du Web. Ni obscurantiste ni candide, Catherine Morin-Desailly milite en faveur d’une numérisation régulée de la société, en interrogeant les rapports de force et les bénéficiaires des systèmes en place. Pour la sénatrice UDI, l’appropriation citoyenne de ces enjeux est la première étape d’un réveil collectif, devenu indispensable.

Décideurs. L’année dernière, l’Icann a cessé d’être sous tutelle du département américain du Commerce. Ce changement de statut peut-il suffire à assurer une gouvernance neutre d’Internet ?

Catherine Morin-Desailly. Cette étape est importante car elle concerne un organisme technique majeur de la gestion d’Internet. La collégialité des prises de décisions, tout comme le partage de la gouvernance me semblent fondamentaux pour un acteur de ce type. L’affaire Snowden l’a démontré : si un seul protagoniste jouit d’une certaine mainmise sur le Net, cela peut avoir des conséquences désastreuses en matière de concurrence, d’intelligence économique ou de respect de la vie privée. Grâce à ce lanceur d’alerte issu de la NSA, le mythe d’un Internet bienveillant et égalitaire s’est éteint. Il ne faut plus être naïf. Comme dans tous les secteurs, les enjeux de pouvoir sont au centre des prises de décisions structurelles.

 

L’hyperconcentration de l’économie numérique se confirme année après année. Quels sont les dangers de cette tendance et comment les acteurs publics peuvent-ils l’endiguer durablement ?

L’écosystème souffre de ce mouvement néfaste, issu des effets de réseau. Les plus grands géants du Net disposent d’une telle puissance aujourd’hui qu’ils en viennent à défier la souveraineté des États-Nations. Le Danemark a ainsi nommé un ambassadeur auprès des Gafa et entérine la nouvelle organisation de la société. À mes yeux, c’est une nouvelle inquiétante. De nombreuses activités humaines ont vocation à basculer vers le numérique. Les politiciens ne doivent pas reculer face aux enjeux soulevés par ce monde dématérialisé. Nous devons nous en occuper et nous poser des questions restant aujourd’hui sans réponse : quelle est place de l’homme dans ce nouvel environnement ? Autour de quelles valeurs devons-nous bâtir les prochains modèles de développement ? Les mastodontes américains font tout pour rendre leur intermédiation obligatoire, à l’image de Google pour l’organisation de l’information. Or, comme le disait Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Malgré leur excellence technologique, ces acteurs n’obéissent pas nécessairement aux impératifs liés à la recherche du bien commun.

 

La Chine, avec son « Great Firewall » et ses géants nationaux, fait-elle figure d’exemple pour l’Europe numérique ?

La balkanisation d’Internet et de sa gouvernance ne va pas dans le bon sens. Pour autant, le système ne doit pas être bâti pour le bénéfice de quelques acteurs du numériques déjà établis. Ainsi, à notre échelle, je ne pense pas qu’on puisse créer un système souverain même si de belles initiatives comme le moteur de recherche franco-allemand Qwant se distinguent. À mon sens, il n’est pas utile de réinventer ce qui fonctionne déjà. Le plus important aujourd’hui est d’agir pour réguler le système en place. Les abus de position dominante et les pratiques faussant la libre concurrence sont à traiter en priorité. Je ne suis pas l’adversaire des géants américains et je reconnais volontiers que ces acteurs ont développé d’admirables projets. Il n’est toutefois pas acceptable de voir Google privilégier ses propres services et orienter l’internaute à sa guise. Beaucoup de sociétés s’émeuvent lorsqu’elles constatent que ce moteur de recherche détient un droit de vie ou de mort sur elles. Réunir les conditions pour l’émergence d’un marché loyal est indispensable. En définitive, le renfermement sur soi-même et le modèle unique imposé par les Anglo-Saxons ne peuvent en aucun cas constituer les deux seules voies pour la gestion du Net.

 

" Les plus grands géants du Net disposent d’une telle puissance aujourd’hui qu’ils en viennent à défier la souveraineté des États-Nations. "

 

Pourquoi ces questions essentielles à notre croissance future sont-elles si peu audibles aujourd’hui ?

Le lobby des Gafa joue un grand rôle pour éviter l’ébruitement de ces problématiques. Il y a aussi une naïveté et une ébriété technologique nous incitant à croire qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. À l’opposé, une morne résignation pousse certains décideurs désabusés à « faire avec ». Cette situation n’est pourtant pas vouée à demeurer une impasse. Le manque de réflexions politiques doit laisser place à des initiatives offensives. La loi Lemaire pour une République numérique va dans le bon sens mais ne nous donne pas les clefs pour rester maîtres de notre destin. La vision panoramique du sujet n’est pas bien définie et il manque au gouvernement un CTO (directeur de la technologie), comme celui que l’on peut trouver aux États-Unis, ou un haut commissaire au numérique, directement rattaché au Premier ministre. Lorsque l’on constate que le premier contributeur financier à l’École du numérique français est Google, il y a matière à s’inquiéter. Lorsque Benoît Loutrel, ancien directeur général de l’Arcep [ndlr : Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, c’est-à-dire le gendarme des télécoms], est débauché par Google pour s’occuper des affaires institutionnelles du groupe, il y a de quoi s’émouvoir également. Qu’on le veuille ou non, cet acteur insuffle sa propre vision de la société. À nous de fermer les yeux ou de réaffirmer notre attachement à certaines valeurs constituantes de nos sociétés. Ces sujets sont difficilement accessibles et ne peuvent pas former les éléments charnières d’une campagne électorale. Pourtant, les enjeux sont gigantesques.     

 

Quels sont les risques encourus si la régulation n’évolue pas ?

La révolution numérique est pleine d’opportunités mais elle peut aussi mener à une uniformisation des pensées et des modes de vie. En laissant dépérir notre vision du monde, nous observons notre culture s’atrophier. Le gouvernement par l’algorithme ne me semble pas souhaitable. Toute la dimension prédictive de la société enferme l’individu et conditionne les comportements. Si ces évolutions sont fascinantes, il est impératif de savoir garder de la distance. L’humanisme consiste à donner des repères pour évaluer librement les choses. L’esprit critique doit servir à dissiper l’illusion persistante d’un réseau internet libertaire, au service de l’intérêt général.

 

Le vote électronique pour l’élection présidentielle française a été supprimé par le gouvernement. Que pensez-vous de cette décision ?

Les preuves s’accumulent pour mettre en lumière la manipulation de l’élection présidentielle américaine par des hackers russes. La prolifération de « fake news », l’ajout artificiel et à grande échelle de mentions « likes » sur des articles Facebook défavorables à la candidate démocrate ont pu influencer le choix des électeurs. Dans ce contexte, il est normal que le gouvernement français prenne ses responsabilités. Toutefois, le droit de citoyenneté est sacré et il est toujours regrettable d’en priver certains Français.

 

" Malgré leur excellence technologique, les géants du Net n’obéissent pas nécessairement aux impératifs liés à la recherche du bien commun. "

 

Comment imposer de nouvelles normes contraignantes sans entraîner un ralentissement de la compétitivité et des pertes d’emplois dans notre pays ?

L’organisation de politiques publiques pertinentes doit être menée dans l’intérêt des citoyens. Du point de vue pratique, cela passe par une formation technique au numérique. De la petite école aux salariés déjà en poste, ces programmes doivent être continus pour favoriser l’appropriation citoyenne des outils digitaux. Les élites ne sont pas assez formées et ne maîtrisent pas l’ensemble des enjeux inhérents au secteur. Les jeunes, pour leur part, sont désarçonnés lorsqu’ils surfent sur le Web, notamment par la surabondance informationnelle et la transparence liée aux réseaux sociaux. Les entreprises peuvent chercher une meilleure agilité sans sacrifier le bon sens le plus élémentaire. Je ne verrais pas d’un mauvais œil l’entrée en vigueur d’un Small Business Act à la française afin de privilégier les entreprises du numérique qui garantissent le respect de nos modèles informatiques.

 

Propos recueillis par Thomas Bastin

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