Médias comme sondeurs n’ont rien vu venir de la nette victoire de Donald Trump. Une crise de défiance systémique qui s’accompagne de la remise en cause de tous les outils de mesure du pouls de l’opinion américaine.

« Ne sous-estimez pas la capacité des gens à se conduire comme des anarchistes malicieux lorsqu'ils se retrouvent seuls dans l'isoloir. (…) Vous pouvez y rester aussi longtemps que vous le souhaitez, et personne ne peut vous obliger à y faire quoi que ce soit. C'est pour cette raison que des millions d'Américains en colère seront tentés de voter pour Trump, (…) de devenir marionnettistes et de choisir Trump dans le seul but de brouiller les cartes et voir ce qui arrivera. » Cette prédiction d’une victoire de Donald Trump n’était le fait ni d’un média américain ni d’un sondeur avisé mais du  documentariste Michael Moore dans une tribune publiée en juillet 2016.

 

 

Déroute des médias

Une lecture fondée sur aucune étude mais en prise avec la réalité du terrain. Car c’est bien ce qui peut en partie expliquer la déroute des médias dans leur couverture de la campagne et de l’opinion : un entre-soi coupable, par une profession qui se focaliserait trop sur la très démocrate côte Est tout en penchant elle-même à « gauche » (96 % des contributions financières personnelles des journalistes américains à la campagne sont allés à Hillary Clinton selon le Center for Public Integrity). Au niveau national, ce sont tout simplement deux cents journaux qui se sont par exemple clairement prononcés pour la candidate Clinton, soit dans des termes élogieux, soit en rempart à Trump. Newsweek est ainsi allé jusqu’à dévoiler la une de l’un de ses numéros à venir avec une photo d'Hillary Clinton surmontée du titre « Madam President ». Une erreur réparée avec une couverture identique montrant le « président Trump » fabriquée à la va-vite, mais dévastatrice auprès d’électeurs qui y ont vu le signe que tout était joué sans qu’ils aient encore voté. La contagion est allée jusqu’aux journaux les plus conservateurs comme le Dallas Morning News ou The Cincinnati Enquirer. Six seulement ont affiché leur soutien à Donald Trump… Et si ce dernier s’est révélé être le « président de la télé » avec 822 minutes d’antenne sur ABC, CBS et NBC contre 386 pour son adversaire, c’est uniquement pour les taux d’audience qu’il générait. Même sur la très conservatrice Fox News les débats ont été des plus tendus.

 

 

Rust Bell rebelle

Dénigré et moqué par les médias dès son entrée en lice pour la primaire républicaine, promis à s’effondrer face à Hillary Clinton et assimilé à une menace fasciste en fin de course, Donald Trump a finalement retourné toutes les attaques dont il a fait l’objet en force. Tout d’abord ces temps d’antenne gratuits équivalaient concrètement à 4,6 milliards de dollars de spots publicitaires économisés pour le milliardaire (2,5 milliards pour Hillary Clinton). Ce dont le milliardaire finançant une partie de sa campagne - durant la primaire - s'est empressé de souligner... Ensuite, le populaire Trump s’en est donné à cœur joie pour dénoncer une cabale médiatique à son encontre. « L’élection est truquée par des médias corrompus et biaisés qui soutiennent Hillary la véreuse » est ainsi devenu une punch line de la campagne du républicain qui a connu un écho sans équivalent dans la population. Dans un sondage Associated Press GfK réalisé fin octobre, 56 % des Américains, et donc aussi des démocrates, estimaient ainsi que les médias favorisaient Hillary Clinton contre 5 % son adversaire. Devenu « anti-système », Donald Trump s’est aussi emparé du drapeau populaire des oubliés de la croissance américaine, des médias et des… sondages.

 

 

Sondeurs perdus

À aucun moment ces derniers n’ont vu venir ou su mesurer le vote massif de l’Amérique blanche modeste et de la classe ouvrière des anciens bastions industriels de la Rust Bell, cette « ceinture de la rouille » du Nord-Est qui s’est mobilisée sans commune mesure pour Trump. Ce n’est que « sorti des urnes » que le poids de ces Américains blancs non diplômés du supérieur est apparu comme net et franc en sa faveur avec des dizaines de points d’avance sur Clinton : « La participation des Blancs dans l’Amérique rurale a explosé », admet ainsi Larry Sabato, professeur de sciences politiques à l’université de Virginie. Une revanche cinglante contre les élites que personnifie la représentante démocrate aux yeux des Américains « moyens » et une claque pour les médias qui ont fortement irrités en prédisant les résultats qu’ils espéraient. Autant dire que le mea culpa était généralisé de la part des organes de presse au lendemain de l’élection et que le doute assaille des sondeurs confrontés à une défiance systémique : les personnes interrogées répondent « Clinton » par peur de la stigmatisation quand ils pensent - et voteront - « Trump »... Sur les vingt plus grands organismes de sondage des États-Unis, dont les puissantes chaînes de télévision, les journaux et les agences qui avaient mené plus de quatre-vingts enquêtes depuis la mi-septembre, seuls le Los Angeles Times associé à USC Tracking, le célèbre historien et prévisionniste Allan Lichtman et une intelligence artificielle d’analyse des plates-formes sociales du nom de MogLA donnaient ainsi Donald Trump gagnant. Des réseaux sociaux qui étonnamment manquaient à l'appel dans l'analyse des observateurs de l'opinion, au même titre que les radios et télévisons locales qui se faisaient pourtant le mégaphone du mal-être de l'Amérique blanche rurale déclassée. Quant au Los Angeles Times/USC Tracking, la méthode repose sur des réponses pondérées statistiquement et surtout une totale liberté de parole derrière des tablettes fournies par le sondeur et assurant l'anonymat. « La boule de cristal est bien brisée », s’inquiète Larry Sabato pour qui toutes les mesures sondagières doivent être revues. À moins effectivement de compter sur Geda, un singe devin chinois qui lui aussi avait prédit la victoire du magnat de l’immobilier…

 

@Quentin Lepoutre

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