Selma Fradin (auteur des Nouveaux business models des médias) : « Si les médias restent entre eux, ils n’y arriveront pas »
Décideurs. Hubert Beuve-Méry disait : « La radio annonce l’événement, la télé le montre, la presse l’explique ». Et Internet ?
Selma Fradin. Il englobe tout, c’est le métamédia par excellence. Écrit, audio, visuel : il fait éclater toutes les frontières préexistantes entre les médias mais aussi en interne dans les entreprises du secteur. Par exemple, Radio France filme maintenant ses émissions.
Décideurs. Comment expliquer que ces médias historiques aient mis autant de temps à prendre cette autoroute de l’info ?
S. F. La presse, comme tous les acteurs historiques de secteurs d’activité très anciens, quels qu’ils soient, a beaucoup de mal à se remettre en question. On a vu cette logique dans d’autres industries, et le cas de Kodak est typique : il est allé dans le mur en essayant de faire perdurer un modèle qui était mort. De manière générale, il faut impulser de la jeunesse, cesser l’entre-soi et s’ouvrir.
Décideurs. Y a-t-il un modèle économique qui émerge ?
S. F. Dans les médias, aucun n'est encore viable. Le constat est le même pour les pure players. On a le modèle dominant du gratuit, mais comme rien ne l’est, il faut bien se rémunérer. C’est majoritairement l’annonceur qui paye. Mais c’est un marché où il y a beaucoup trop d’offres et de moins en moins de demande, avec en plus un marché publicitaire qui a perdu beaucoup en valeur. Aujourd’hui, on a des supports énormes et les plus gros comme les Gafa (Google, Amazon, Facebook…) gagnent leur vie avec la publicité. Un acteur comme Google capte à lui seul un tiers des revenus mondiaux sur Internet. Face à une telle concurrence, difficile de survivre pour un« petit média », même avec une audience déjà très bonne à son niveau ! Quand tout va aussi vite, il faut investir un peu à l’aveugle, avant de connaître le retour sur investissement, et surtout avoir la capacité de le faire. D’où la concentration pour se donner les moyens d'avoir du cash. Les médias ont eu peur d'investir au regard de leurs coûts fixes très importants d’un modèle révolu : imprimerie, masse salariale de la presse « parisienne », et même française au niveau européen.
Décideurs. On est étonné que TF1 comme Orange ne croient pas aux synergies…
S. F. Il y a effectivement des alliances stratégiques à mettre en place pour unifier ses forces et ses savoir-faire. Mais si les médias restent entre eux ils n’y arriveront pas. Ce n’est pas leur cœur de métier et ils n’ont pas les capacités d’investissement nécessaires. Une des clés de la réussite aujourd’hui dans tous les secteurs d’activité, c’est d’ouvrir l’entreprise, de faire des partenariats stratégiques pour aller chercher l’innovation et l’émulation à l’extérieur. Ce qu’on appelle la « copétition ».
Décideurs. Au niveau de l’organisation interne, que faut-il changer ?
S. F. C’est un des piliers de la transformation et si les médias ont déjà bien évolué, ils sont organisés de manière très verticale alors que le monde est aujourd’hui horizontal, sans frontières. Il faut passer en mode projet collaboratif pour être agile, s’adapter constamment aux nouveaux usages. Avoir recours à un dirigeant d’un autre secteur, qui bouleverse la donne tout en sachant s’appuyer sur des experts, est une bonne piste. Reed Hastings, avec Netflix, en est le parfait exemple.
Propos recueillis par Quentin Lepoutre