Urgences à l'hôpital
«?On nous pousse à faire du chiffre. J’ai l’impression d’être devenu un chef d’entreprise?», témoigne, impuissant, un médecin chef de service souhaitant garder l’anonymat. Depuis ses débuts il y a dix ans, il a vu la situation se dégrader inexorablement?: «?Au départ, c’était des recommandations, maintenant, on nous fait comprendre que si l’on veut évoluer, il faut “coopérer”. On nous met la pression pour faire fonctionner le service avec moins de personnel et ramener dans le même temps plus d’activités.?» Le pire est que cette situation ne le choque même pas?: «?Je comprends la position de la direction, on ne peut pas augmenter indéfiniment le déficit d’une année sur l’autre.?» Pour augmenter leurs revenus, les hôpitaux pratiquent le surfacturage. Le médecin ne manque pas d’exemple?: «?Pour un patient qui meurt à 23h52, on va enregistrer l’heure du décès à 00h05 pour facturer une journée de plus. Une personne qui vient de se faire opérer va passer par le service réanimation même si elle n’en a pas besoin. Cela va permettre à l’établissement de gagner une centaine d’euros en plus par jour d’hospitalisation.?»
Mais il y a aussi des pratiques plus douteuses révélées par d’autres. Des actes qui ne sont pas conseillés pour le patient peuvent tout de même être réalisés?: ablation de la prostate pour une personne de plus de 75 ans, «?sleeve gastrectomie?» (ablation d’une partie de l’estomac) alors que l’indice de masse corporelle est inférieur à 40 ou annulation de jours de permission pour des jeunes internés en psychiatrie. «?Dans l’hôpital où je suis, nous n’irions jamais aussi loin. La santé du client passe avant la finance de l’hôpital?», se défend le chef de service lorsque nous évoquons avec lui ces faits. Pour vérifier l’ampleur du phénomène, nous avons tenté de contacter des hôpitaux. Sur nos dix demandes, six n’ont jamais obtenu de retour. Au final, seulement deux ont accepté de répondre à nos questions. Tous ont démenti ces faits tout en souhaitant ne pas être cités. Pour un secteur public, les établissements semblent tout de même avoir des pratiques bien opaques. Le rapport «?pacte de confiance pour l’hôpital?» d’Édouard Couty, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, montre néanmoins que le gouvernement est au courant de ces dérives?: «?Les hospitaliers se sentent sous pression constante et toujours plus forte entre contrainte économique d’une part, qualité et quantité des prises en charge d’autre part.?»
Un système qui incite à frauder
Comment en est-on arrivé là?? En 2004, la réforme de l’Assurance-maladie a modifié le mode de financement de l’hôpital jusqu’alors assuré par une dotation globale forfaitaire versée à chaque établissement. Depuis, la majorité des ressources hospitalières dépend du nombre d’actes et de séjours réalisés. C’est ce que l’on appelle la tarification à l’activité (T2A). Aujourd’hui, seulement quatorze services fonctionnent sous la forme d’un financement forfaitaire car ils sont considérés comme des missions d’intérêts généraux (MIG). Résultat, 70?% des revenus des hôpitaux sont issus de la T2A et 30?% des MIG. Un système qui se veut plus égalitaire mais qui entraîne surtout une inflation des services facturés puisque ce sont les produits de l’activité qui déterminent les ressources de l’hôpital. Près de trente millions d’actes sont ainsi enregistrés chaque année en France.
Pour recueillir l’ensemble de ces données, les hôpitaux ont mis en place des directions de l’information médicale (DIM). À l’issue de chaque passage dans un service de court séjour, ce service s’occupe de recueillir un certain nombre de données administratives et médicales. Ces dernières servent à calculer le tarif du séjour. Chaque prestation réalisée pendant le séjour donne le droit à une facturation auprès de l’Assurance-maladie. Une césarienne préprogrammée rapporte par exemple 2?400?euros et un fémur cassé, 5?400?euros. Pour ces opérations simples, pas de soucis. Là où les choses se compliquent c’est quand un client subit plusieurs interventions au cours d’un même séjour. Pour établir le codage, la DIM se base sur le dossier médical du patient. Or, les médecins traitants n’ont pas toujours le temps d’indiquer tous les traitements reçus. Prenons un exemple?: un patient, hospitalisé pour une ablation du foie fait une infection urinaire traitée par l’établissement, mais elle n’apparaît pas clairement dans son dossier. Manque à gagner pour l’hôpital?: mille euros. Au total, ces pertes dues à un manque d’informations se chiffrent en centaines de millions d’euros.
Des autorités complices
Pour tenter de récupérer une partie de ce trésor caché, les établissements ont commencé à recoder une partie de ces dossiers. Mais par manque de moyens, les DIM n’ont pas le temps de tout traiter. Résultat, les hôpitaux font appel à des sociétés privées. «?Sur les 2?000 établissements proposant des courts séjours, environ 75?% d’entre eux feraient appel à une d’entre elles pour réaliser des opérations de recodage?», précise le docteur Jean-Jacques Tanquerel, ancien directeur du DIM de l’hôpital de Saint-Malo et auteur du livre Le Serment d’hypocrite. Pour les hôpitaux, l’affaire est juteuse. Le marché du surcodage est estimé à 300?millions d’euros. Quant à la société privée, elle touche entre 6?% et 10?% de l’argent qu’elle permet de récupérer. Il devient ainsi tentant de facturer une prestation qui n’a pas été réalisée.
Les deux hôpitaux que nous avons pu interroger nient ce type de dérive. Pour eux, il est tout simplement impossible de tricher puisque l’Assurance-maladie effectue régulièrement des contrôles sur les dossiers les plus sensibles, sélectionnés grâce à un algorithme. Toujours est-il que, faute de moyen, l’Assurance-maladie ne passe en moyenne que tous les trois ans dans un établissement. Sans parler de la rapidité des «?inspections?» des prestataires privés. «?L’un des consultants qui travaillait pour nous a réalisé près de 500 dossiers en six jours, soit seulement quelques minutes par dossier?», constate un salarié travaillant dans un DIM. «?Pour comparaison, quand l’Assurance-maladie contrôle un établissement, elle mobilise pendant dix jours trois médecins et deux secrétaires pour vérifier le même nombre de dossiers.?»
Autre problème posé par cette pratique?: son coût pour les finances publiques. Il serait en effet bien plus rentable pour l’établissement de recruter en interne afin qu’il puisse réaliser lui-même le recodage. Le choix du prestataire porte encore plus à confusion. Si un appel d’offres est bien sûr réalisé, la méthode de sélection n’est pas claire. Ainsi, de nombreux cas de directeurs d’établissement gardant le même prestataire au fil de leur affectation ont été reportés. Au-delà de l’argent public mal utilisé, se pose le problème de la confidentialité. Les sociétés privées ont en effet accès aux dossiers médicaux et donc à l’ensemble des données personnelles. Or, le médecin en charge du DIM est responsable de la confidentialité des données de son service. Confronté à ce problème en 2011, le Dr Jean-Jacques Tanquerel a tenté de s’opposer à ce procédé. Après plusieurs mises en garde, il a tout simplement été mis au placard par sa direction. «?Trois ans après mon éviction, rien n’a changé. Le statu quo semble arranger tout le monde?», s’alerte-t-il. Ainsi, du côté des autorités, c’est silence radio. Interrogées à ce sujet par de nombreux médecins hésitants, la Cnil et l’Assurance-maladie ont botté en touche, indiquant que cette pratique pouvait être autorisée si elle était bien encadrée. Du côté du surfacturage, on assiste à la même passivité. Le gouvernement commence tout juste à se saisir du sujet. Un rapport est en cours et devrait être publié en 2016. En attendant, ces deux pratiques ont encore de beaux jours devant elles. «?Pourtant, cette course à la facturation n’a pas de sens à moyen terme puisque le budget alloué est fixe, constate Rachel Bocher, présidente de l’Intersyndicat national des praticiens hospitaliers (INPH). Si les dépenses s’envolent, l’État sera contraint de revoir à la baisse le coût des prestations.?»
Des coûts fixes étouffants
Une tactique que le gouvernement tente de mettre en place en plaidant pour une harmonisation des coûts entre hôpital public et clinique privée. En 2015, le prix moyen d’une intervention était de 2?040?euros pour un hôpital contre 1?261?euros pour une clinique. Une comparaison qui n’a pourtant aucun sens puisque l’établissement public a des coûts fixes beaucoup plus importants que son homologue privé. À elle seule, la masse salariale représente 70?% des dépenses d’un hôpital. De plus, ce dernier n’en a pas le contrôle puisqu’il s’agit du traitement des fonctionnaires dont la politique salariale est décidée par décret. Et les soins sont plus diversifiés que dans le privé, ce qui rend compliqué la mise en place de synergies. Une course à l’activité qui a donc ses limites avec des économies d’échelle faibles. Une augmentation de 1?% de l’activité, en gardant constant les infrastructures, entraîne en moyenne une hausse des coûts de 0,68?%.
À l’inverse, dans une clinique, en l’absence de service d’urgences, tout est programmé à l’avance et la plupart d’entre elles se spécialisent avec un gain d’efficacité. Face à ce constat, des solutions existent pour autant. La recherche d’efficacité et de rentabilité pousse les hôpitaux à se tourner vers la chirurgie ambulatoire, qui coûte moins cher?: environ 1?315?euros en moyenne contre une facture qui peut monter jusqu’à 16?500?euros pour une hospitalisation lourde. En France, le taux de chirurgie ambulatoire s’élève à 42,3?% des prises en charge pour le public, contre 70?% dans le privé.
Autre voie d’amélioration possible, diminuer la part de T2A dans la rémunération des hôpitaux afin d’éviter une baisse des coûts. «?Un rééquilibrage à 50-50 permettrait d’améliorer la situation financière des hôpitaux?», indique Richard Dalmasso, directeur général adjoint du CHU de Tours. Selon le CH-FO (Cadres hospitaliers-Force ouvrière), les activités à coûts fixes importants et avec une faible visibilité sur l’activité doivent basculer en MIG. Pas sûr néanmoins que cette solution fasse l’unanimité.
Certains hôpitaux s’en sortent effectivement mieux que d’autres. En mettant en place des stratégies issues du privé, ils ont réussi à devenir plus rentables. Parmi eux, quelques-uns ont mis en place des politiques de communication auprès de la population locale afin de gagner des parts de marché ou encore développer une nouvelle activité plus lucrative. Ces actions, même si elles sont importantes à mettre en place pour les finances de l’hôpital, ne portent le plus souvent leurs fruits qu’à moyen ou long terme. «?Contraints par la pression financière, les directeurs des hôpitaux privilégient la gestion à court terme?», constate amèrement le Dr Jean-Jacques Tanquerel. Les directeurs d’hôpitaux sont là pour faire du chiffre rapidement?: désormais, leur mission ne dure plus que deux ou trois ans alors qu’ils pouvaient rester jusqu’à dix ans auparavant dans un même établissement. Conséquence, ces chantiers importants ne sont pas systématiquement mis en place. «?Malheureusement, plus le temps passe, plus soigner et être rentable semble devenir antinomiques. Il est urgent d’agir?», prévient Rachel Bocher.
Pressions de l’État
Du côté des dépenses, les hôpitaux serrent aussi la ceinture. Des programmes de performances ont ainsi été mis en place à l’échelle nationale?: Fides pour la facturation et Phare pour les achats. Si aucun chiffre officiel n’est avancé quant aux gains de ces deux initiatives, une source proche du dossier évoque des économies d’une petite dizaine de millions d’euros par an. Autre moyen de pression de l’État sur les hôpitaux publics, la certification de leurs finances par la Cour des comptes ou un commissaire aux comptes. En 2014, trente et un hôpitaux s’étaient engagés dans cette démarche. En 2016, tous les établissements publics dont les recettes dépassent les cent millions d’euros seront contraints d’en faire autant.
Une stratégie payante puisque les hôpitaux ont enfin maîtrisé leur budget. Entre la hausse des recettes (1,7?%) et une augmentation des dépenses limitées à 3,6?%, ces établissements auraient réalisé près d’un milliard d’euros d’économies selon la Fédération hospitalière de France (FHF). Pourtant, les comptes des hôpitaux continuent d’être lourdement déficitaires?: 398?millions d’euros en 2014, en hausse de 27?% sur un an. Pour la FHF, cette situation est la responsabilité du gouvernement qui tente de réduire le déficit du régime général de la sécurité sociale par tous les moyens. Et en effet, sans un rabotage du budget, les hôpitaux auraient pu atteindre l’équilibre. Chaque année, l’État fixe le budget qui leur est alloué à travers l’«?objectif nationale des dépenses d’assurance-maladie?» (Ondam). Sur un budget de 170?milliards d’euros, 54?milliards sont consacrés aux hôpitaux publics. En 2014, le gouvernement a supprimé 430?millions d’euros, dont 250?millions pour la T2A et 180?millions d’euros pour les MIG.
« En mettant dans le rouge les comptes de l’hôpital public, le gouvernement continue de faire pression sur la gestion des hôpitaux publics?», analyse un médecin syndicaliste. Résultat, les investissements ont baissé de 14?%. Une stratégie que le gouvernement compte maintenir puisque le budget de l’Ondam prévu pour 2016 est en baisse de 1,75?%. « Si les hôpitaux sont en déficit, c’est aussi que les tarifs en vigueur sous-estiment les coûts?», insiste Richard Dalmasso. Bref, l’hôpital se mord la queue. «?La situation est d’autant plus préoccupante que la demande de soins va augmenter au cours des prochaines années. En cause, le vieillissement de la population, l’augmentation des pathologies chroniques et l’utilisation croissante des urgences?», insiste Rachel Bocher. Seule promesse du gouvernement pour relancer la machine?: 45?milliards d’euros d’investissements sur dix ans. Un montant bien faible face à l’ampleur du problème.