Cofondatrice de l’agence de solutions ludiques Bejoue, qui crée des formations par le jeu, Isa Terrier a lancé Les Mille Pas, un jeu de sensibilisation à l’égalité professionnelle femmes-hommes. Elle nous explique comment le jeu amène à changer les pratiques et attitudes au sein des organisations de travail. Des évolutions bénéfiques à la société dans son ensemble, mais aussi pour la stratégie des entreprises.
Isa Terrier (Bejoue) : "Le jeu développe la créativité, donc la possibilité de repenser l’existant"
Décideurs RH. Pouvez-vous nous retracer l’histoire de Bejoue, et l’importance du jeu dans l’apprentissage, y compris à l’âge adulte ?
Isa Terrier. J’ai cofondé Bejoue en 2016 avec Coralie Franiatte, que je connais depuis que nous avons 4 ou 5 ans. Nous avons créé nos premiers jeux alors que nous étions petites. Adultes, nous avons eu l’intuition que c’était un outil très efficace pour favoriser l’engagement. Là où d’autres misent sur des diaporamas ou des conférences pour faire passer un message, nous sommes convaincues que le jeu est un outil bien plus adapté au monde de l’entreprise, où de nombreuses personnes s’interrogent sur le sens de leur travail : le jeu peut les rendre davantage actrices.
Quels thèmes pouvez-vous aborder grâce aux jeux ?
Aujourd’hui, nous créons des jeux sur mesure à destination des entreprises, portant sur diverses thématiques. Nous nous revendiquons « agence de solutions ludiques » car nous sommes sollicitées sur des thèmes très variés : créer du lien, acculturer à la data, impliquer sur la stratégie RSE, créer une feuille de route égalité, comprendre la biodiversité, réussir l’accueil de nouveaux salariés en sachant parler de ses valeurs et de ses métiers, recruter différemment, etc. Nous travaillons avec Engie, L’Oréal, Leboncoin, et des organisations publiques qui nous demandent du sur-mesure – mais nous disposons aussi d’outils clé en main.
Le sujet des formations influe-t-il sur la forme que prennent ces jeux ? Avez-vous des exemples ?
Selon la problématique, la forme change : jeu de plateau, jeu de cartes, jeu de piste, escape game, etc. Par exemple, nous avons conçu un jeu, "Acculturer à la data", pour les Urssaf : en un mois, nous devions former 1 000 personnes, et avons créé dans ce but un escape game en ligne. Suite à ce jeu, une grande consultation a été lancée par les Urssaf pour imaginer de nouveaux projets fondés sur la data, et un nombre particulièrement élevé d’idées a émergé.
Avec Engie, nous avons déployé un jeu pour que les équipes apprennent à expliquer leurs offres commerciales. Pour une grosse organisation bancaire, nous avons répondu à la demande d’une équipe qui n’arrivait pas à se fédérer, faute de temps : tous les trois jours, les participants devaient se retrouver à un endroit pour rassembler des éléments dans le but de résoudre une énigme. Grâce à notre jeu, les tensions se sont apaisées, les gens ont appris à collaborer et à se connaître. Nous avons également créé quatre jeux pour L’Oréal, déployés à l’international, dont un pour faire prendre conscience des biais qui freinent l’adoption de nouveaux comportements des usagers.
Quels impacts avez-vous constatés ?
Visiblement, nos clients trouvent nos jeux utiles : ils nous demandent de les réimprimer. Nous en avons élaboré un portant sur la découverte des métiers du BTP, à destination d’un énorme acteur du domaine souhaitant féminiser le secteur. C’était une version événementielle, mise en place sur une journée de découverte des métiers coorganisée avec l’association Elles Bougent, qui vise à susciter des vocations féminines dans les métiers du BTP. Ce jeu a pris la forme d’une immense bâche accrochée au mur représentant un labyrinthe avec plusieurs portes d’entrées liées à des qualités (soft skills) ou affinités, comme « J’aime l’écologie » ou « J’aime le travail en équipe ». Les différents chemins du labyrinthe amenaient les participantes à des cartes métiers du BTP.
Il a permis à l’entreprise de récolter des quantités de CV. L’impact était donc immédiat et visible, et les jeunes filles qui ont participé se sont aperçues qu’elles pouvaient tout à fait devenir conductrices de travaux, par exemple. L’année d’après, le dispositif a été renouvelé.
Pouvez-vous nous parler des bienfaits propres au jeu dans le cadre de l’entreprise ?
Nous nous apercevons que le jeu développe la créativité, donc la possibilité de repenser l’existant, ce qui peut être très utile dans le cadre de politiques cherchant à favoriser l’égalité entre les salariés, notamment. Le jeu gomme les freins à la créativité. Sur la résolution de problèmes complexes, jouer est l’occasion de traverser des situations où l’on peut avoir peur de se tromper. En jouant, cette peur disparaît et la mise en mouvement est possible. Cela aide aussi à la concentration et à la mémorisation. Enfin, les études montrent que le corps sécrète de l’endorphine non pas seulement en cas de victoire, mais aussi tout au long du jeu : c’est donc un facteur d’épanouissement prouvé.
"Au début du jeu, tout le monde incarne une femme qui débute sa carrière : cela aide les hommes à comprendre cette position"
Les Mille Pas est le dernier jeu de société clé en main que vous avez créé : il vise à sensibiliser sur la question de l’égalité professionnelle femmes-hommes. Comment l’avez-vous pensé ?
Nous avons déjà lancé une grande consultation en ligne pour comprendre les freins qui entravent les carrières des femmes. À partir des 700 témoignages que nous avons récoltés, nous avons extrait huit catégories : Argent, Équilibre vie professionnelle-vie personnelle, Stéréotypes – âge, métiers, physique –, etc.
Au début du jeu, tout le monde incarne une femme qui débute sa carrière : cela aide les hommes à comprendre cette position en vivant, à travers le jeu, ce que traversent les femmes. Mais cela ouvre aussi les yeux des femmes, qui découvrent parfois des "embûches" qu’elles n’ont pas, elles-mêmes, vécues. Le jeu se compose d’un plateau représentant une carrière féminine, avec des cartes "Embûches" et "Solutions". Car en matière d’égalité femmes-hommes il existe des solutions, parfois sans coût pour l’entreprise, pour déjouer les embûches. Pour chaque carte Embûche, il y a deux cartes Solution, également tirées des témoignages récoltés. Par exemple, si une femme explique qu’elle a été victime de discriminations âgistes, la solution peut être le CV sans âge.
Depuis la sortie, nous l’avons présenté dans des entreprises comme Véolia, Leboncoin, la SNCF, Naval Group et d’autres. Chaque fois, nous faisons suivre la session d’une phase d’idéation pour repenser, avec des idées parfois simples, l’organisation et ses équipes. Aujourd’hui, nous avons lancé un programme d’ambassadeurs et ambassadrices partout en France, sur le principe des Fresques du Climat, afin que le jeu soit diffusé et puisse poursuivre son œuvre de sensibilisation.
Propos recueillis par Judith Aquien