En matière de justice, en France, les moyens manquent sans doute. Les idées, moins : l’une des pistes du rapport sur les États généraux de la Justice propose une dérogation au principe de gratuité de la justice en matière commerciale. Certains y voient une proposition pragmatique, d’autres craignent une forme de mercantilisme.

La gratuité : un idéal de justice à la française. Le comité des États généraux de la Justice (EGJ), dans son rapport du 8 juillet 2022, suggère de s’en passer pour les litiges commerciaux et de faire contribuer les usagers aux frais du procès. “Accroître la participation des parties au financement de la justice économique” permettrait de faire d’une pierre deux coups. Le budget de la justice s’en porterait mieux et cela couperait court à la tentation des acteurs économiques de recourir au juge sans raison valable : le rapport souligne “le défaut de responsabilisation des parties dans l’engagement des procédures et l’épuisement des voies de recours” et l’attribue à la gratuité de la justice, qu’il soupçonne aussi d’être un frein à la médiation des conflits entre acteurs économiques. L’idée d’un accès payant à la justice, qui n’est pas inédite – un droit de timbre de 35 euros avait été instauré sous la présidence Sarkozy en 2011 puis supprimé en 2014 –, compte déjà de nombreux adeptes parmi les professionnels du droit.

“Ticket de loto”

Pour certains magistrats, le besoin de financement de leur institution est si pressant qu’ils partagent l’idée d’un accès payant. À condition, bien sûr, de ne pas priver la veuve et l’orphelin de justice. Jurem, une entité affiliée au groupe Renaissance qui propose de mettre à la charge des parties 5 % du montant de leurs prétentions financières, estime par exemple que sa mesure rapporterait entre 500 à 600 millions d'euros annuels au ministère de la Justice. Cécile Mamelin, du syndicat USM, explique que “la France a un tel retard en matière de financement de la justice que l’argent public n’y suffira pas’’. La justice française est en effet l’une des dernières à soutenir le principe de la gratuité, selon le dernier rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEJEP). Elle reste compétitive sur le plan international, avec, notamment, l’ouverture récente d’une salle d’audience pour les litiges internationaux au tribunal de commerce de Paris, mais elle est en difficulté. À l’échelle internationale, “c’est aussi une question de valeur perçue”, explique Paul-Louis Netter. “Pour les Japonais ou les Américains, poursuit Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu, la gratuité de la justice française ne signifie pas qu’elle a davantage de valeur. Au contraire.” Tanguy Queinnec, directeur juridique de CBRE France, reconnaît que ses homologues américains de la maison-mère “ne comprennent pas pourquoi la justice est si lente en France”. Mais il n’est pas souhaitable d’imiter la justice anglo-saxonne, “extrêmement onéreuse”, ni le système allemand et son principe perdant-payeur en cas de refus d’une médiation, avertit Paul-Louis Netter. Il faut plutôt, selon Cécile Mamelin, ‘’mettre fin au tabou de la gratuité de la justice’’ et pas seulement en matière commerciale.

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Car c’est une réalité : le service public de la justice n’est pas gratuit. Il faut des fonds pour assurer la maintenance des locaux, la tenue des audiences. Pour autant, Paul-Louis Netter se souvient d’une affaire qu’il a jugée, impliquant une entreprise internationale et des dizaines de millions d’euros, pour des frais de justice d’à peine 70 euros. Laure Lavorel en tire une conclusion : “On assigne comme on joue au loto parce que le ticket d’entrée n’est pas cher et que tenter sa chance peut rapporter gros.”  Pour Pierre-Benoit Pabot du Châtelard, président de Jurem, c’est finalement la TVA “versée par tous les contribuables, y compris les plus modestes, qui finance un traitement plus sophistiqué pour les dossiers des multinationales”.

Compromis et équité

Les acteurs économiques seraient “prêts à payer un service qu’ils ne paient pas”, assure Laure Lavorel. La juriste, qui juge la situation “ubuesque” s’interroge sur le fait que les juges des tribunaux de commerce puissent exercer une fonction “de haut niveau” à titre bénévole. Faire payer la justice, facile ? Oui sur un plan purement technique, car le principe de gratuité n’a qu’une valeur légale. Ce que la loi a fait, elle peut le défaire. Reste à déterminer un mode de participation acceptable pour les justiciables et faire admettre la fin de la gratuité. Les EGJ ont imaginé une contribution à deux volets : un droit de timbre et un droit de fin de procès. Tandis que le premier est indexé sur le montant du litige et dû à l’introduction de l’affaire, le second revêt un aspect punitif. “Un dispositif à utiliser avec circonspection”, selon Paul-Louis Netter, pour qui l’aspect “amende” de la proposition est ambivalent. S’il est bon que “les parties sachent qu’elles encourent une sanction lorsqu’elles se comportent de manière déloyale [en utilisant des manœuvres dilatoires] pendant l’affaire”, son usage laissé au libre arbitre du juge “doit être soigneusement mesuré dans son principe et son quantum”.

Il faudra user de diplomatie et de compromis. Introduire une dose d’équité, aussi. Tous les théoriciens de la réforme insistent sur la nécessité de distinguer les litiges. “La justice est un univers complexe, avec des acteurs très différents, des sociétés comme LVMH ou des artisans”, résume Laure Lavorel. Conscient du risque de renoncement au juge à cause du coût d’entrée, le comité des EGJ préconise une modulation du droit de timbre axée sur le montant du litige et la capacité contributive du requérant.

Hauteur

La question de l’accès au juge reste centrale. Dire que les entreprises abusent de la gratuité du service serait d’ailleurs fallacieux – les procédures restent longues et coûteuses en frais d’avocats. Certes, il arrive que des acteurs économiques offensifs se trouvent tentés d’instrumentaliser la justice. Mais le monde des affaires est pragmatique, rappelle Laure Lavorel. Et d’ajouter : “Il est temps d’être pragmatique. La justice est un domaine rationnel où les idéaux romantiques s’accordent mal avec le monde des affaires.”

Certains craignent néanmoins l’apparition d’une justice à deux vitesses, car la proposition des EGJ vise finalement à monnayer un service régalien. Tanguy Queinnec s’étonne de ce qu’on pourrait demander aux justiciables de financer directement la justice. “Ce serait un peu comme demander aux gens fortunés de payer, en plus de leurs impôts, des frais complémentaires pour rémunérer les forces de l’ordre qui protègent leurs biens, nécessairement plus convoités.” Il considère que c’est par l’impôt que l’on doit financer un service public régalien. Évoquant l’image de Saint-Louis qui rend la justice sous son chêne, il se félicite de la gratuité de la justice française. “Laissée en dehors du système mercantile, la justice française se situe au-dessus des enjeux du business, et c’est cette hauteur qui lui permet de trancher en toute impartialité.” C’est aussi là que se situe le débat, au niveau de la question du renoncement à la gratuité et à l’idéal français.

Anne-Laure Blouin

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