Par Fabrice Cacoub, avocat associé. Lawington
Un récent arrêt de la Cour de cassation du 4?décembre 2012, qui a étendu aux pactes d’actionnaires l’intervention d’un tiers expert désigné conformément à l’article 1843-4 du Code civil, a suscité de vives réactions de la part des praticiens. Un nouvel arrêt de la Cour de cassation du 26?février 2013 ainsi qu’un projet de réforme législative devraient permettre de relativiser cette inquiétude.

L'extension continue du domaine de l'article 1843-4 du Code civil par la Haute Juridiction permettant à l'actionnaire sortant (de mauvaise foi) d'avoir recours à un tiers expert pour déterminer la valeur de ses droits sociaux dans le cadre d'une cession, indépendamment de toute stipulation statutaire ou contractuelle, a suscité de vives inquiétudes de la part des praticiens, en particulier dans le monde du capital-investissement.
Pour rappel, l’article 1843-4 du Code civil, qui dispose que «?dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d’accord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible?», ne devait s’appliquer que dans le cadre d’une cession expressément prévue par la loi et non spontanément voulue par les parties (1).
Or, la Haute Juridiction n’a cessé depuis six ans d’étendre le domaine d’application de cet article, consacrant, à l’encontre de la liberté contractuelle des parties et de la sécurité juridique des transactions, un droit absolu de l’actionnaire sortant, qui refuserait les conséquences financières d'une clause statutaire ou contractuelle de rachat, à bénéficier d’un «?juste prix?» par l’entremise d’un tiers expert intervenant sous l’égide d’un ordre public de protection.

L’affranchissement par l’expert des stipulations statutaires
Par deux arrêts du 4?décembre 2007, la chambre commerciale de la Cour de cassation a d’abord étendu le champ d’application de l’article 1843-4 du Code civil à «?tous les cas où la cession de droits sociaux ou leur rachat sont prévus?», soit y compris lorsque la cession ou le rachat sont prévus dans les statuts. Cette première extension a eu des conséquences importantes d’autant que la jurisprudence a donné une nouvelle portée à la mission de l’expert en précisant qu’il n’est ni tenu de respecter le principe du contradictoire, ni tenu de suivre les indications données par les parties concernant la méthode d’évaluation et les éléments à prendre en compte pour la détermination du prix de cession. Dès lors, les praticiens, pour tenter de pallier cette incertitude juridique, ont déplacé la plupart des clauses de cession et de rachat de titres comportant un mécanisme de détermination du prix (2) dans des pactes d’actionnaires et dans des promesses de vente et d’achat. Ainsi, en faisant expressément référence à l’article 1592 du Code civil, qui prévoit que l’expert est tenu de respecter la méthode d’évaluation fixée par les parties, et en recourant, le plus souvent possible, à la SAS (pour laquelle l’intervention de l’expert n’est que supplétive), ils ont tenté d’écarter le plus possible la menace du «?juste prix?» fixé par le tiers estimateur qui s’impose en dernier ressort aux parties, sous réserve de l’erreur grossière, très rarement retenue par les tribunaux (3).

L’immixtion de l’expert aux accords extrastatutaires
Pour autant, par un arrêt «?Norauto?» du 29?novembre 2009 et, surtout, par un récent arrêt du 4?décembre 2012 qui a été largement commenté, la chambre commerciale de la Cour de cassation a admis l’application de l’article 1843-4 du Code civil aux accords extrastatutaires (chartes ou pactes d’actionnaires, promesses de vente et d’achat, etc.) tout en dégageant une sorte de ligne de démarcation implicite entre deux hypothèses bien distinctes :
- première hypothèse, la vente ou le rachat de titres sont parfaits : «?l’article 1843-4 est hors-jeu?» (4). Il en est ainsi lorsque la cession a fait l’objet d’un accord définitif (notamment, en cas de levée d’option de la promesse de vente et/ou d’achat), et que le prix et l’objet sont d’ores et déjà déterminés ou sinon déterminables (notamment, par le recours à l’article 1592 du Code civil) ;
- deuxième hypothèse, la vente ou le rachat de titres ne sont pas parfaits : en ce cas, «?l’article 1843-4 joue à plein?», une simple contestation permettant à l’associé cédant de saisir l’expert en vue d’une détermination du prix, sans que ce dernier ne soit lié par les conventions préexistantes (statutaires ou non). Il en est ainsi en cas de signature d’une convention-cadre de cession (protocole fixant les principales conditions d’une cession forcée) ou d’un avant-contrat ne valant pas vente (promesse unilatérale de vente ou d’achat, avant sa levée), ce qui couvre en réalité un très grand nombre d’hypothèses.
Par un nouvel arrêt du 26?février 2013, la Haute Juridiction a conforté cette grille d’analyse en écartant le recours à l'expert de l’article 1843-4 du Code civil à propos d'une cession de titres avec une clause de complément de prix (earn out), dès lors que la cession de ces droits avait déjà été conclue et que le prix était déterminable.

Les éventuels remèdes aux méfaits de la jurisprudence
Au vu de cette évolution jurisprudentielle, la doctrine dominante avait appelé de ses vœux une intervention du législateur aux fins soit d’étendre aux autres sociétés que la SAS l’article L. 227-18 du Code de commerce prévoyant un recours à l’expert à titre supplétif, soit de modifier l’article 1843-4 du Code civil pour prévoir que l’expert soit tenu, dans la mesure du possible, par les modalités de détermination du prix de cession agréées entre les parties.
C’est justement cette dernière option qui a été retenue par le projet de loi d’habilitation présenté par le ministre de l’Économie au Conseil des ministres du 4?septembre dernier et qui prévoit dans son article?8 une réécriture de l’article 1843-4 du Code civil «?pour préciser que l’expert doit notamment prendre en compte les stipulations statutaires ou extrastatutaires prévoyant une méthode de valorisation lorsqu’il détermine la valeur des droits sociaux, objet de la cession ou du rachat forcé?». Une bonne nouvelle pour un retour à la liberté contractuelle.

1-Telle que la cession consécutive à un refus d’agrément d’un nouvel associé dans une SARL, SA ou SC, l’exclusion d’un associé dans une SNC, SARL ou SC, etc.
2-Telles que les clauses dites de «?good leaver?» ou «?bad leaver?», de retrait, d’exclusion, d’obligation de sortie conjointe, etc.
3-Cass. com, 3?mai 2012, n°?11-12.717, Cass. com, 15 janv. 2013, n°12-11.666.
4-R. Mortier, «?L’article 1843-4 à tout prix !?», Droit des sociétés n°3, mars?2013, comm. 41.


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