Dans un environnement juridique et réglementaire toujours plus contraignant, les directeurs juridiques doivent s'attaquer en amont à l’élaboration des politiques qui s’appliqueront demain à leur entreprise. N'ayons pas peur des gros mots : les DJ doivent passer à la phase lobbying, notamment au niveau européen.

 

 

« Nous avons en France plus de lois que n’en a le reste du monde tout entier.?» En 2015, les propos de Michel de Montaigne (1533-1592) se vérifient toujours?: en janvier, Manuel Valls indiquait que le nombre total de pages du Journal officiel publiées depuis quarante ans s’élevait à 807?406… Parmi le foisonnement de textes, la moitié des règlements juridiques appliqués en France est issue de l’Union européenne. Dans un monde toujours plus complexe pour des entreprises qui doivent s’adapter aux perpétuels changements venus du législateur, il est une voie à emprunter?: celle du lobbying, «?un droit d’expression de la société civile en dehors du suffrage pour Philippe Portier, avocat associé chez Jeantet Associés et président de l’Association des avocats lobbyistes. Si cette voie existe bel et bien, peu nombreux sont les directeurs juridiques à l’emprunter, et peu sont présents dans le processus décisionnel à Bruxelles et en France. Là où les juristes sont attendus, ils manquent cruellement.

 

 

 

Une mauvaise réputation

 

 

Une des raisons fondamentales de cette absence d’implication est la mauvaise réputation du lobbying en France. Depuis quelques années seulement, il s’est frayé un chemin pour entrer dans les mœurs. Le lobbying d’hier synonyme de connivence, de copinage ou de réseautage, n’est plus celui d’aujourd’hui. Pour preuve, il porte dorénavant le nom d’«?affaires publiques?», comme pour mieux être légitimé. «?Le lobbying, ce n’est pas uniquement les contacts au plus haut niveau avec les décideurs même si cela est évidemment important. C’est aussi détecter au niveau national et européen les textes en préparation, comprendre l’impact de la future réglementation et le traduire en termes intelligibles, se mobiliser immédiatement et de manière coordonnée, le cas échéant de manière transnationale et utiliser les bonnes méthodes pour porter les positions à défendre?», selon un des rares directeurs juridiques présents à Bruxelles, Pascal Belmin en charge du droit européen, de la politique de concurrence et du lobbying du groupe Airbus (lire son interview dans notre numéro précédent et sur notre site internet).

 

Mais la présence à Bruxelles a un coût. C’est d’ailleurs le nerf de la guerre. Un nombre trop restreint d’entreprises dégage un financement pour dédier un de leurs juristes à la mission d’affaires publiques. Elles font plus facilement appel aux compétences techniques d’un avocat lobbyiste et aux services d’une agence de stratégie et de communication. Le constat est donc clair?: les entreprises françaises sont encore trop peu représentées à Bruxelles hors sujets antitrust. Et les juristes font défaut.

 

 

Culture du transversal

 

 

La faible présence des directeurs juridiques s’explique surtout par l’existence de la sacro-sainte dichotomie entre la direction des affaires publiques et la direction juridique au sein des entreprises françaises. Or, c’est là que le bât blesse?: cette division nuit à l’émergence d’un lobbying par et pour les directeurs juridiques. En effet, la direction des affaires publiques, stratège de la communication, se retrouve au cœur de l’activité de lobbying sans avoir nécessairement les compétences techniques d’un directeur juridique lorsqu’il s’agit d’influer sur un texte de loi. Et comme l’indique Marc Mossé, directeur juridique France de Microsoft, «?l’existence de deux directions distinctes risque d’être un facteur de perte de temps ou d’agilité. Créée il y a quatre ans, l’Association des avocats lobbyistes est ouverte aux avocats en entreprise mais n’en compte encore aucun. Selon son président, qui souhaite ardemment que les juristes s’investissent plus dans le lobbying, «?le problème des entreprises, c’est la compartimentation. Les directeurs juridiques doivent pouvoir s’approprier certains sujets. Or, la culture du transversal entre la direction des affaires publiques et la direction juridique n’existe pas dans un grand nombre d’entreprises françaises.

 

Le modèle est pourtant répandu chez les Anglo-Saxons où les legals ont une activité naturelle d’affaires publiques. Chez Microsoft, l’unification des directions permet d’avoir «?une approche à 360° des sujets de l’entreprise, selon Marc Mossé. La direction réunit aussi bien des juristes pointus que des responsables des affaires publiques issus, par exemple, de cabinets ministériels ou du Parlement. Au sein des grands groupes, les positions évoluent quelque peu. Si la plupart des directions des affaires publiques ont à leur tête des professionnels issus de l’entreprise qu’ils représentent, d’autres comme Orange ont choisi une alternative?: l’ancien directeur des affaires publiques, ingénieur polytechnicien, a été remplacé en 2014 par un juriste de formation, Laurentino Lavezzi. Une démarche qui se différencie de celle d’Alcatel-Lucent ou Sanofi qui laissent la maîtrise de leur département à des ingénieurs.

 

 

Le processus est en marche

 

 

Les entreprises françaises ont cependant enclenché leur mutation. Alberto Alemanno, professeur de droit à HEC Paris et titulaire de la chaire Jean Monnet, constate «?une prise de conscience de la part des grandes entreprises?: celle de professionnaliser leur département affaires publiques et de travailler de concert avec la direction juridique?». Mais toutes ne bénéficient pas de la puissance des grands groupes. L’universitaire note ainsi que «?les activités de lobbying sont faibles pour les petites entreprises. Pour elles, la difficulté est d’être actives dans le cadre des fédérations professionnelles. Surtout lorsqu’un ou deux salariés des grandes entreprises qui maîtrisent les fédérations vampirisent les discussions. Marc Mossé dresse le même constat?: «?Les entreprises de petite taille doivent travailler avec des associations professionnelles et en créant des alliances avec d’autres acteurs locaux ou nationaux, pour peser dans le processus de décision. Aucune chance donc que les PME s’engagent dans la voie des affaires publiques en s’armant de juristes spécialisés en interne?? Pas exactement, puisque, pour le professeur de droit à HEC, «?le processus est en marche, et parce que les grandes entreprises bougent, les plus
petites suivront
.

 

 

Prendre au mot la Commission

 

 

La Commission européenne, à l’occasion de la parution de son «?paquet Better Regulation?» le 19?mai 2015, a envoyé un message clair aux entreprises. Frans Timmermans, son premier vice-président, à l’origine de ce paquet, a officiellement déclaré?: «?Nous sommes à l’écoute des préoccupations des citoyens et des entreprises – en particulier des PME – qui s’inquiètent de ce que Bruxelles et ses institutions établissent des règles qu’ils ne sont pas toujours en mesure de comprendre ou d’appliquer. Pour Pascal Belmin, il est important de «?prendre au mot la Commission européenne lorsqu’elle exige de mettre la compétitivité des entreprises au cœur de son processus normatif.

 

Le premier outil à la disposition des directeurs juridiques est la consultation publique, l’atout majeur du programme «?mieux légiférer?». Sans aucun doute une opportunité que les directeurs juridiques doivent saisir, en «?évitant une externalisation de ce travail à des tiers, ce qui ferait rater quelque chose aux entreprises, conseille Alberto Alemanno. Mais l’implication des directeurs juridiques ne doit pas se limiter aux consultations publiques. Il est toujours possible de faire pression à différents stades du processus, y compris lorsque le projet de texte est présenté au Parlement, par le biais des amendements.

 

 

 

 

 

La mobilisation des directeurs juridiques est cruciale. Pascal Belmin les «?invite à participer au mouvement de création des normes puisque nous pouvons avoir un effet fort, apporter au législateur des éléments factuels et les études d’impact qu’il ignore et le convaincre d’adapter le texte pour pousser l’innovation, l’exportation, la croissance et les PME. Il faut absolument éviter les textes totalement déconnectés de la réalité, ce qui arrive lorsqu’on ne se mobilise pas au bon moment.?» Un appel du pied adressé cette fois-ci aux directions générales.

 

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