Flanqué d’une parure complète à l’effigie de Daniel Johnston, Franck Annese nous ouvre les portes de sa rédaction. À l’occasion du lancement de Society, quinzomadaire de société, le jeune entrepreneur livre son regard sur le modèle d’une presse à réinventer.
Décideurs. Le lancement de Society est prévu pour le début du mois de mars, les abonnés se bousculent avant même d’avoir lu le magazine… les annonceurs aussi ?
Franck Annese. En un mois et demi, 2 000 pré-abonnés ont répondu présent. Quant aux annonceurs, ils sont enthousiastes. Il reste de la place mais, en comparaison avec les autres magazines du groupe, ils sont beaucoup plus nombreux. So Foot compte vingt annonceurs tout au plus. Pour Society, on investit davantage sur les retombées publicitaires. La régie interne a été fondée récemment, elle est opérationnelle depuis un mois. Il faut laisser le temps à l’équipe pour créer une mécanique d’entraînement. Étant l’un des seuls lancements en presse écrite du moment, l’effet «?petit événement?» explique l’engouement des lecteurs et des annonceurs.

Décideurs. Combien coûte le lancement d’un tel magazine et si ça ne marche pas, quels sont les risques pour So Press ?
F. A. Un échec entraînerait tout simplement notre faillite (rires) ! Mais à un moment faut y aller. On n’aurait pas les moyens de compenser l’importance de notre investissement financier. Le projet représente douze millions d’euros en totalité dont trois seront consacrés à la promotion en 2015. Les fonds proviennent à hauteur de 700 000?euros de banques, de 700 000?euros de capitaux extérieurs et le reste est issu du réinvestissement. On prévoit de perdre entre 800 000 et un million d’euros en 2015 pour atteindre l’équilibre en 2017 et, je l’espère, la rentabilité ensuite. Mais l’équilibre ce sera déjà très bien !

Décideurs. «?Des sujets qu’on ne lira nulle part ailleurs?», c’est ambitieux comme promesse ?
F. A. Notre volonté est de conserver la même ligne éditoriale que So Foot ou So Film, mais sur des sujets de société. On a déjà quatre-vingts sujets froids rédigés et des grands reportages sont en cours. Quand le magazine sera lancé, on y agrégera des sujets qui feront l’actualité. Pour nos histoires, le récit est primordial. Aller au-delà des faits, dépasser l’information et creuser le sens qu’elle porte sur la civilisation. Partir d’une petite chose, d’une anecdote pour en extraire de grandes histoires. En ce qu’ils lient l’infiniment petit et l’infiniment grand, nos papiers ont une vocation humaniste au sens cartésien du terme.

Décideurs. On vous dit mauvais payeur de vos pigistes ?
F. A. Mes troupes sont mal payées mais pas plus mal qu’ailleurs, et surtout pas moins que chez Libération qui a répandu cette idée. La maigreur des salaires est une généralité depuis toujours dans la presse culturelle. Je ne pense pas que les journalistes des Inrocks aient déjà été bien payés. Pourtant cela fait vingt-cinq ans qu’ils existent. La preuve, lorsque leur rédacteur en chef, Marc Beaugé, est revenu chez nous, il n’a pas eu à accepter une baisse de salaire. Nous payons les rédacteurs à la page publiée et non au feuillet rendu. Dans Society, le prix de la page est de 130?euros et peut contenir de 0?à 4 500?signes. Ce modèle atypique n’aide pas la comparaison.

Décideurs. Vous revendiquez un positionnement unique, vous n’avez pas de concurrents ?
F. A. Pour So Foot, on a souffert de ne pas en avoir. Zéro achat d’impulsion, le rayon était laminé et n’intéressait que les kids. Il a fallu aller chercher les clients à l’extérieur des points de vente. Quand tu n’as pas les moyens de communiquer, ton lecteur est ton seul VRP. Pour Society, c’est différent. Le repositionnement de L’Obs a permis de partager l’effort de guerre. Avant, Le Point, L’Express et Le Nouvel Observateur se partageaient le marché. Une matrice identique, des sujets qui s’adressent à des plus de 45 ans. En voulant rajeunir son lectorat, la nouvelle formule de L’Obs a ramené les 30-45 ans dans un linéaire qu’ils avaient déserté. Aujourd’hui, ils achètent L’Obs. Demain, avec Society dans les rayons, ils auront le choix. De 2 + 1, la segmentation passera à 2 + 2. L’effet d’émulation fonctionne aussi auprès des annonceurs. Si une offre existe déjà, le discours gagne en crédibilité. La concurrence a du bon, on remercie L’Obs ! Comme on a débauché leur directeur de publicité, c’est même un double merci qui s’impose.

Décideurs. Publicité, label… jusqu’où ira la diversification ? ? quand So Fille ?
F. A. La diversification ne s’arrêtera pas tant qu’on fera ce qu’on aime. On réfléchit à la création d’un annuel, un pendant de Pédale sur le rugby. Je déteste ce sport, mais j’ai quand même tenté d’apporter ma pierre à l’édifice en proposant un titre que je trouvais cool, «?Flanker?». Problème, cela ne correspond à rien, c’est comme si on avait appelé So Foot «?Arrière latéral?»… Sans parler du jour où j’ai proposé d’interviewer un joueur de rugby à XIII parce qu’il courait vite. Je me suis fait mépriser ! J’ai laissé le chantier aux connaisseurs. Quant à «?So Fille?», ça a failli exister. Le projet avait été initié avec Nadège Winter en 2004. Ni l’un ni l’autre n’ayant assez de temps pour s’y consacrer, personne ne l’a fait.

Décideurs. Vous ne semblez pas donner la priorité au développement du Web, quel est le sens de cette stratégie à contre-courant ?
F. A. Le site de So Foot marche bien ! Il diffuse seulement des informations courtes. Avec plus de 60 000 signes, il faudrait être sacrément motivé pour lire nos articles sur le Web. Pour des sujets de société, Internet n’est pas adapté. Le développement d’une offre digitale est prévu mais il viendra plus tard dans notre calendrier. Notre vocation n’est pas de faire ce que Lemonde.fr fait très bien. Si on investit le Web, notre créneau sera le «?semi-court?». Pour être crédible, nous ne ferons jamais de duplication entre les contenus publiés sur la Toile et ceux dédiés au papier. Chaque média doit être traité avec sa pertinence. On ne peut pas faire payer un contenu que le lecteur trouve gratuitement sur Internet. C’est notamment ce qui a plombé Libération. L’autre option qui fonctionne ce sont les sites payants, à l’image de ce que fait Mediapart, qui n’est rien d’autre qu’un magazine en ligne sans coût de publication. À chacun de trouver sa formule.

Décideurs. Que pensez-vous du big data présenté comme l’avenir du journalisme ?
F. A. Le big data, l’avenir du journalisme ? On ne me l’a pas dit !

Décideurs. Comment la presse peut-elle sortir de son marasme ?
F. A. La crise actuelle trouve ses racines dans l’élitisme et le mépris de classe d’une presse qui ne veut pas voir les vrais problèmes. Le premier tient au renouvellement des générations. Quand la relève fait défaut, il faut savoir faire mourir un magazine. Une nouvelle formule n’est souvent qu’une pâle copie. On ne sait pas quand, mais on sait que So Foot mourra car un magazine est toujours incarné par un groupe de personnes. Quand des chroniqueurs de 94 ans sont confortablement installés dans leurs placards dorés et ne rédigent qu’un seul édito par mois, il ne faut pas se plaindre. Si celui qui a la plume est proche de la fin, son papier l’est aussi. Autre problème à résoudre, la distribution de la presse, devenue complètement archaïque. Ça ne sert à rien de donner des subventions aux quotidiens s’il n’y a pas de points de vente pour les écouler. Les kiosquiers ne sont pas assez nombreux, leur rémunération trop faible. Demain, les généralistes ne survivront qu’à travers les smartphones et les tablettes. Le lecteur n’achètera du papier que pour des canards de qualité. Si la presse veut renaître, elle devra troquer la course aux profits avec la course aux lecteurs.

Propos recueillis par Alexandra Cauchard
 

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