Pour Christian Courtin-Clarins comme pour ses héritiers, protéger la nature équivaut à respecter le futur. Celui de la prochaine génération comme celui de la marque qui a fêté ses 60 ans en septembre dernier à Shanghai. Portrait d’un homme aux racines engagées. Par Émilie Vidaud
Dans le jargon des grands patrons, c’est «?un fils de?». Christian Courtin-Clarins est «?né dans la crème?» et sous «?le signe du sagittaire, symbole du voyage?», comme il le dit lui-même avec son immense sourire vissé aux lèvres. L’homme a longtemps fait cavalier seul du temps où Clarins était encore méconnu dans le monde. À son actif, près de 130 pays ouverts et des dizaines de passeports tamponnés jusqu’à la corde. Du Liban au fin fond de l’Amazonie en passant par l’Afrique parcourue à moto, le directeur export entré en 1974 à la division internationale, a construit la renommée mondiale de la cosmétique naturelle made in France. Pur produit Clarins, l’aîné de la famille, biberonné au théâtre de Pirandello et diplômé de l’ISG, admet volontiers avoir à 64 ans «?le cul entre deux siècles?». Pourtant, l’homme semble très bien s’y adapter. Présent sur Instagram, il adore éplucher les sites des blogueuses beauté quand il ne se fait pas hélitreuiller en haut d’un glacier équipé de ses peaux de phoques dernier cri. «?C’est un adepte de la nature et des sensations fortes, mais prudence oblige, il porte un casque?», confie son compagnon de randonnées, le banquier Philippe Oddo.

Christian Courtin-Clarins est un anachronisme moderniste, un sceptique fantaisiste et une énigme cachée derrière un abord simple et chaleureux. Son mantra «?À chacun sa vérité?» et sa gymnastique quotidienne de «?dire tout et son contraire pour décupler sa créativité?» lui ont été transmis par Jean-Edern Hallier, son professeur et mentor à l’ISG. «?À l’époque, il était communiste et venait à l’école en Ferrari en clamant que l’idée du communisme c’est que tout monde roule en Ferrari. Il nous collait le doute en permanence?», se souvient le fils de Jacques Courtin-Clarins dont le style détonne dans le haut patronat français. «?Il a pris les manières de son père?», glisse entre deux portes Yvette James, directrice du développement durable, présente dans la maison depuis plus de trente ans.

Un homme nature
Il est 10 h 38. La maison Clarins s’active. Visible du périphérique, le petit empire de la cosmétique réfléchit la lumière hivernale avec son immense façade en verre zébré inspirée du biomimétisme et conçue par les architectes Valode & Pistre. Une première dans l’univers du luxe français qui intègre lentement les codes de l’éco-conception. Christian Courtin-Clarins, lui, en a pourtant fait très tôt son cheval de bataille. Cet immeuble contemporain, c’est son rêve devenu réalité : la nouvelle vitrine du groupe fondé par son père en 1954. «?Quand vous êtes entré dans le hall, vous êtes dans une termitière?», plaisante-t-il à demi-mot, avant de se lancer dans l’explication de ces fameux puits canadiens. «?C’est un système naturel de climatisation qui récupère la fraîcheur du sol grâce au passage de l’air sous la terre.?» Ingénieux. Tout comme l’installation de ces trois ruches sur le toit et la création au milieu du bâtiment de 970?m2 d’un jardin où les bambous, les charmes, les iris et les rosiers sont entretenus sans produits phytosanitaires.

Au sens propre comme au figuré, Christian Courtin-Clarins est un homme nature. Quand il nous reçoit mi-décembre dans son bureau situé au sixième étage de ses nouveaux locaux, il se lance dans une démonstration dont il a le secret. «?Vous voyez, cet énorme œuf c’est une poubelle de salle de bains. Je l’ai achetée sur Internet quand j’étais à la recherche d’une solution pour recycler efficacement les déchets comme les produits de beauté…?» Et voilà le patron de la cosmétique lancé à plein régime sur l’autoroute du futur. C’est un passionné du progrès. «?Se faire congeler et revenir dans trois cents ans?» ne lui fait pas peur, tout comme il n’a «?pas hésité à s’inscrire pour aller sur la lune?». Chez lui, déclare-t-il, «?c’est science et nature?». Il soutient d’ailleurs de nombreux projets comme celui de Bertrand Piccard et son Solar Impulse, le premier avion solaire ayant volé plus de vingt-six heures.

Penser à demain
Dans un monde enclin à la morosité, Christian Courtin-Clarins pense à demain. À la société du futur qui sera plus collaborative et où «?il faudra être des gens biens pour bénéficier de cette économie du partage?». À la succession progressive à la tête du groupe que lui et son frère Olivier, épaulé par un comité des sages, préparent respectivement avec leurs héritiers. À la survie des Amérindiens Kogis du nord de la Colombie, fins connaisseurs en botanique, pour lesquels il a acheté des hectares de terrain. À 2023, horizon auquel Clarins ambitionne d’atteindre un chiffre d’affaires de 2,5?milliards d’euros, contre 1,5?milliard d’euros aujourd’hui. À sa quête du filtre solaire végétal. Aux laboratoires qu’il va ouvrir en Chine et à Singapour en 2015 et aux prochains en Israël et aux États-Unis.

Mais surtout, depuis une petite décennie, Christian Courtin-Clarins pense à l’écologie intelligente, érigée au rang de priorité absolue au sein de son groupe qui rassemble également les marques Azzaro, Mugler, Swarovski et My Blend. Ce qui l’a amené à basculer du côté green
de la force ? Avant tout, son refus de transiger sur le principe de responsabilité. Ensuite, sa volonté de s’inspirer de l’intelligence de la nature et de s’adresser à celle des femmes qui ont envie de comprendre ce qu’elles consomment.
Son combat pour des produits cosmétiques éco-responsables ne date pas d’hier. C’est en 1985, lors d’un voyage au Brésil, que l’homme fait la connaissance des fondateurs de l’ONG Pro Natura. Pour la première fois, il entend parler de commerce équitable et découvre les prémices du développement durable. Rapidement, le jeune directeur export engage le groupe familial dans cette voie responsable en soutenant des associations (Alp Action, Les P’tis Cracks), en pérennisant le prix de la Femme dynamisante initié par son père en 1997 et en créant Clarins Men Environnement en 2004. Le premier récompense celles qui se battent pour améliorer le quotidien des enfants et le second distingue les initiatives originales autour du développement durable.

«?Il fonctionne par analogie?»
Au fil du temps, le groupe Clarins pose ses jalons d’entreprise citoyenne. Progressivement, son dirigeant construit un précieux réseau et s’entoure des meilleurs consultants, scientifiques et ethnobotanistes de la planète. «?Il fonctionne par analogie, pose les bonnes questions et se projette dans le futur avec une créativité étonnante?», constate Jean-Pierre Nicolas. Le docteur en ethnopharmacologie et ethnobotanique, fondateur de l’association Jardins du monde, compte parmi ses fidèles conseillers, à l’instar de Jean-Marie Pelt, botaniste-écologue, Gilles Bœuf, biologiste spécialiste de la biodiversité, sans oublier Tristan Lecomte, fondateur d’Alter Eco qu’il a voulu rencontrer après avoir dégusté du chocolat bio et équitable. Depuis 2010, le collectif Pur Projet – également fondé par Tristan Lecomte – accompagne Clarins dans sa démarche de compensation carbone. Le groupe de cosmétique a ainsi participé pour la marque Thierry Mugler à la mise en place au Pérou du jardin botanique de Santa Rosa afin de valoriser les plantes médicinales, florales et aromatiques locales. «?Rien qu’en 2014, 60 000 arbres ont été plantés en Thaïlande, 20 000 en Chine et des centaines de milliers de plantes médicinales ont été semées dans le Yunnan?», indique Tristan Lecomte.

Homme de terrain, Christian Courtin-Clarins se fond comme un caméléon dans ses magasins comme dans les cercles d’influence où l’on parle biomimétisme, physiologie environnementale, pharmacopée, agroforesterie et plantes médicinales. Sa vision interpelle. Son enthousiasme séduit. Côté pile, explique Yvette James, comme tous ses collaborateurs, «?c’est un grand humaniste, très à l’écoute, qui a l’art et la manière de tout savoir dans la maison. Il se soucie du bien-être des gens et sait par exemple si la standardiste a froid ou si quelqu’un ne se sent pas bien à son poste.?»
Côté face, pointe le président d’Interparfums, Philippe Bénacin, «?il est organisé, précis, rigoureux et veille au grain sur l’image que renvoie sa marque. À ce haut niveau de responsabilité, c’est rare d’avoir un homme aussi méticuleux sur le terrain.?» Un compliment que l’intéressé apprécie avec la modestie et l’humilité qui le caractérisent. «?Malgré sa grande expérience, il vient toujours me demander si son discours a été bon?», s’amuse sa fille Virginie qui a pris les rênes de Mugler Couture il y a un an. «?Il ne joue pas la comédie, c’est quelqu’un de profondément engagé?», ajoute Gilles Boeuf, le président du Muséum national d’histoire naturelle qui a noué «?une relation de confiance très forte?» avec celui qui défend bec et ongles l’idée de l’entreprise citoyenne protectrice de la nature et garante du futur. «?C’est un des rares dirigeants qui soient aussi concernés par les enjeux environnementaux?», complète Tristan Lecomte.

«?La réussite d’une société passe par l’épanouissement des salariés.?»
C’est au cours de l’année 2008 que le président du conseil de surveillance jette un pavé dans la mare. Il décide de créer une direction du développement responsable et de la confier à Yvette James, sa directrice marketing de l’époque. «?Quand M. Courtin-Clarins m’a dit qu’il pensait à moi pour créer ce département, j’ai écarquillé les yeux. Il m’a répondu cette phrase inoubliable : "je veux mettre le gangster à la tête de la police".?» Le gangster c’est le marketing, la police, le développement durable. «?C’est une vraie contrainte, explique le dirigeant de la marque, mais c’est de cet effort que découle notre créativité.?» Comme ce concept éco-responsable initié au printemps 2013 par la marque Thierry Mugler qui propose à ses clientes de «?ressourcer?» leurs flacons de parfum directement en magasin.

Christian Courtin-Clarins a de grandes ambitions pour sa nouvelle division, bras armé de la beauté responsable mais aussi de la protection de l’environnement comme du bien être des salariés et des petits producteurs. Cette approche didactique, il l’a reçue en héritage de son père. Enfant, le fondateur de la maison lui a très tôt transmis le goût pour les plantes auquel se sont ajoutés le souci de la qualité des produits cosmétique commercialisés et cette ritournelle paternelle : «?La réussite d’une société passe par l’épanouissement des salariés.?»

Épris de liberté
Sabot-de-vénus, marsilée à quatre feuilles, petite massette, Christian Courtin-Clarins croit en la vertu des plantes dont il connaît sur le bout des doigts chacune des propriétés. Mais sa préférence va à celles qui parviennent à survivre en milieu extrême comme dans le désert. «?Attendez, je vais vous montrer !?», s’écrit-il tout en s’emparant d’un des nombreux ouvrages qui trônent sur l’immense table en bois au centre de son bureau. «?Vous connaissez le ginkgo biloba ? C’est le premier arbre à avoir repoussé après Hiroshima. Il possède des vertus pour la mémoire. Et la lampsane ? C’est une plante pionnière qui pousse aux bords des autoroutes et survie en pleine pollution?», s’émerveille-t-il avant d’ajouter non sans une certaine fierté que Clarins est la seule marque au monde à intégrer depuis 1991 un filtre antipollution dans chacune de ses crèmes après avoir introduit dès 1961 des filtres UVA.
Dans ses produits de beauté à la fois haut de gamme et éco-responsables, les éléments d’origine animale sont exclus depuis 1987, excepté la chenille qui donne sa couleur aux rouges à lèvres. Il est aussi de plus en plus question depuis trois décennies de fixer des prix justes pour valoriser le travail des planteurs, économiser les ressources naturelles, préserver les forêts, protéger la biodiversité… Des engagements nécessaires pour pérenniser la marque dont le futur est étroitement lié à la sauvegarde de la nature.

Cette équation sans inconnue a fini par imposer le «?fils?» Clarins au sein de la communauté scientifique et auprès des ethnobotanistes les plus renommés. Ceux-ci ont commencé à prêter une oreille attentive à ce patron à la stature imposante des gaillards des Asturies, épris de liberté et salué par ses pairs pour avoir eu le courage de préserver son indépendance en sortant de la Bourse en 2008. «?Il n’a pas hésité à payer une prime significative pour s’affranchir des investisseurs?», indique Philippe Oddo. «?C’est un homme de convictions?», poursuit Tristan Lecomte. Très tôt, ce patron a, en effet, compris que le seul moyen pour survivre face à la concurrence des mastodontes L’Oréal et autres Estée Lauder se résumait au triptyque «?être malin, créer du service et faire preuve de rapidité?». La cotation en Bourse a ouvert la voie à la modernisation en permettant l’acquisition de l’usine de Pontoise. La finance était alors au service de l’industrie. Mais dans les années 2000, le rapport s’est inversé, cantonnant les entreprises à des logiques court-termistes. «?La vie d’une société ce n’est pas trois mois?», ironise le président du conseil de surveillance qui n’a désormais plus de compte à rendre excepté à sa famille. Aujourd’hui, «?80?% des 900?millions d’euros qui ont été empruntés pour sortir de Bourse ont été remboursés?», confirme-t-il.

Mot de passe : «?Pitbull?»
Pour éconduire ses très nombreux courtisans, LVMH, Unilever, P&G, L’Oréal, Coty, Kering ou Estée Lauder, M. Courtin-Clarins a sa manière bien à lui. Non sans un certain humour, le propriétaire du dernier groupe indépendant et familial de la beauté rétorque à chaque sollicitation – y compris celle du chinois, Shanghai Jahwa – «?même si nous sommes devenus la plus jolie fille du quartier, nous ne sommes pas à marier?». Discret, cultivant ses vieilles amitiés lycéennes comme un trésor, le fervent admirateur de Sœur Emmanuelle, fréquente avec parcimonie les soirées mondaines où il est très sollicité. Aux opportunistes qui tentent de le joindre par téléphone, l’assistante de M. Courtin-Clarins demande un mot de passe. «?J’ai choisi "pitbull", s’amuse l’intéressé, c’est un chien qui ne lâche jamais sa proie une fois qu’il l’a mordue.?»
L’adhésion suscitée par la marque Clarins auprès des femmes, n’a pas fini d’aiguiser des appétits. Dans le monde, il se vend aujourd’hui toutes les vingt secondes une unité du double sérum Clarins, quand une de ses crèmes régénérantes est achetée toutes les sept secondes. Pas moins de 600 000 flacons de l’huile de visage santal, orchidée bleue et lotus sont écoulés chaque année. En 2013, le double serum anti-âge, best-seller de la marque composée de vingt extraits de plantes, s’est vendu à 2,5?millions d’unités, générant un chiffre d’affaires d’environ 200?millions d’euros, soit 10?% des ventes du groupe.

«?Christian a trouvé les ingrédients nécessaires à la création d’une beauté respectueuse de la planète?», constate Tristan Lecomte, à l’instar de Gilles Boeuf, spécialiste de la physiologie environnementale, devenu l’un des consultants de la marque de cosmétique. C’est en 2010 que se croisent leurs routes. Rapidement les deux hommes trouvent un terrain d’entente. Le premier s’intéresse aux relations entre les êtres vivants et les grands facteurs physiques de l’univers (la lumière, la température…), quand l’autre se préoccupe de la peau de la femme de 50 ans. «?Christian a très vite compris l’intérêt du biomimétisme qui consiste à s’inspirer de la nature pour créer des produits cosmétiques?», assure M. Boeuf. Quand il vend une crème jeunesse pour le cou, le patron raconte l’histoire de chaque ingrédient naturel pour en démontrer les bienfaits. La tige de tournesol, par exemple, dont les auxines sont extraites car elles favorisent la croissance en longueur des cellules. Fidèle à la maxime de Léonard de Vinci, «?Va scruter la nature, c’est sûrement là qu’est ton futur?», Christian Courtin-Clarins entonne son plaidoyer pro domo : «?Un rêve d’humanité simple où la ligne universelle idéale serait de tisser toujours plus de lien humain en ne dissociant ni le volet économique ni les dimensions sociales et environnementales?». Son secret pour durer…

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