La tête dans les étoiles et les pieds bien sur terre. Passée la folie Rosetta et son tourbillon médiatique, Jean-Jacques Dordain a pris le temps de nous recevoir dans son bureau, à l’Agence Spatiale Européenne. L'occasion d’évoquer les enjeux de l’industrie, le projet Ariane 6, et la concurrence nouvelle du redoutable Elon Musk.
Décideurs. Belle année, non ? Tout le monde attend désormais le réveil de Philae.
Jean-Jacques Dordain.
Ne pas oublier de rêver... Tout va si vite qu’on oublie ce qu’on a accompli hier. La mission Rosetta n’est pas finie, elle continue d’assurer l’essentiel de sa tâche : analyser les gaz dégagés par la comète Tchouri à mesure qu’elle se rapproche du soleil. Rosetta continue donc à collecter des données, et même si Philae ne se réveille pas, nous en aurons probablement assez pour occuper la communauté scientifique pendant les vingt prochaines années…

Décideurs. La maquette que vous tenez entre vos mains à l’air très fragile. Pourquoi opter pour ces grands panneaux solaires ?
J.-J. D.
Pour cette mission dans des contrées très froides et qui a duré plus de dix ans, l’énergie solaire a été privilégiée aux réchauffeurs radio-isotopiques (fonctionnant au combustible nucléaire, ndlr). D’une part nous n’avions pas la technologie, détenue par les Américains et les Russes. D’autre part, ce second choix présentait un risque réel au décollage.

Pour préserver la consommation d’énergie, j’ai pris la décision de mettre Rosetta en hibernation pendant trois ans. Le temps que la sonde approche de la comète, et au risque qu’elle ne se réveille jamais… À l’heure exacte programmée pour son réveil fin janvier 2014, nous avons patienté plus de 45 minutes, toutes antennes ouvertes. Le simple signal indiquant que la sonde était en vie nous a plongés dans une hystérie totale. Ce fut le départ d’une séquence remarquable, ininterrompue jusqu’en novembre dernier.

Décideurs. On imagine sans difficultés la taille de votre cave à Champagne.
J.-J. D.
Les joies sont courtes, car le stress revient très vite. Cela dit, la réception de ce succès a dépassé toutes nos attentes de la part du public, même si la prouesse était réelle. Cela m’a permis de proposer de faire des économies aux États membres de l’ESA. J’ai pu les assurer que notre budget communication serait de 0 euros s’ils nous permettaient d’envoyer un homme sur Mars.

Décideurs. Un homme sur Mars… Votre proposition est-elle sérieuse ?
J.-J. D.
Absolument. Même si cela ne se fera pas tout de suite, car le calendrier n’est pas important. Nous avons cinq milliards d’années pour le faire, et que nous y parvenions en 2025 ou en 2050 ne change rien à l’échelle de l’humanité. Cela faisait des siècles que l’Homme rêvait d’aller sur la Lune. Que cela arrive en 1969 a tenu à la conjonction de facteurs simples : une économie favorable et un contexte de course à l’espace sur arrière-plan de Guerre froide. Qui retient aujourd’hui que c’est Kennedy qui a envoyé l’Homme sur la lune ? Personne.

Décideurs. On a pourtant vu des drapeaux plantés lors des dernières explorations sous-marines. Comment pouvez-vous affirmer qu’un pays ne tentera pas l’aventure seul comme cela a été le cas pour la Lune ?
J.-J. D.
Les fonds marins regorgent de ressources naturelles… ce qui limite la comparaison. Il faudra innover pour aller sur Mars en matière de technologie, certes, mais surtout dans nos façons de coopérer. Il a fallu six ans à peine, après que les Américains ont planté leur drapeau sur la Lune, pour que naisse le projet Apollo-Soyouz. Alors qu’ils s’affrontaient presque directement sur terre, Soviétiques et Américains mettaient déjà en œuvre des projets communs dans le domaine spatial. Les problèmes de la terre ne s’exportent pas dans l’espace. En janvier dernier, alors que la situation diplomatique était des plus tendues, il a suffi d’une crainte de fuite dans le module américain d’ISS pour que tous les astronautes se rassemblent dans le module russe.

Décideurs. À quand une agence spatiale mondiale ?
J.-J. D.
Je ne pense pas que cela soit nécessaire. Notre agence met déjà en collaboration des industriels de 21 pays différents.

Décideurs. Justement. Vous planchez actuellement sur Ariane 6, qui génère des attentes cruciales pour l’industrie spatiale européenne. En quoi le nouveau lanceur sera-t-il innovant ?
J.-J. D.
Je précise d’abord que l’on continue à signer des contrats avec Ariane 5, et que les deux lanceurs coexisteront pendant deux ou trois ans, le temps de la transition. Dans ces conditions, nous sommes plutôt confiants. Mais on ne peut pas se rater, il a fallu prendre de réels risques technologies et organisationnels.

C’est surtout sur ce dernier plan que nous avons été innovants : l’ESA n’est plus l’autorité de conception des fusées. L’agence a donné beaucoup de responsabilités à l’industrie, qui développe les programmes sous notre contrôle, contre l’engagement de prendre des risques sur son exploitation commerciale.

La nouvelle fusée n’est pas très différente de sa grande sœur quant à ses caractéristiques principales. Nous conservons les moteurs d’Ariane 5 – ils ont fait leurs preuves, et nous sommes concentrés sur des possibilités de configuration plus souples. Cela répond à une demande du marché, qui a besoin de plus de flexibilité.

Enfin, nous avons innové en mettant en place une centrale d’achat intergouvernementale pour permettre la signature de contrats collectifs. Certes, cela ne fera pas de l’Europe un marché spatial garanti. Mais nous allons favoriser un business garanti probable. Le tout en tirant sur les coûts. Ariane 6 sera ainsi deux fois moins chère qu’Ariane 5.

Décideurs. Cela ressemble à une réaction directe aux succès de Space X, le programme à bas coûts d’Elon Musk. Que vous inspire cette nouvelle concurrence ?
J.-J. D.
J’admire Elon Musk, sans aucune réserve vis-à-vis de ce qu’il fait. Il a néanmoins deux avantages que je n’ai pas. En premier lieu il a un marché gouvernemental garanti de quatre ou cinq lancements par an. L’Europe n’offre pas ça, elle n’a pas la même capacité de marché et est plus libérale dans son fonctionnement. Les Américains sont beaucoup plus protecteurs de leur industrie, L’entrepreneur qui y lance un programme efficace voit son marché garanti par ses autorités.

Son second avantage est d’avoir pu partir de zéro. Elon Musk n’est que le troisième, après Atlas et Delta, à arriver sur son marché. Il s’adapte aux besoins existants et n’a donc ni la contrainte habituelle des marchés publics de développement ni d’héritage industriel à assumer. Je ne peux pas construire en parallèle de l’héritage d’Ariane 5.

Décideurs. Le tourisme spatial génère beaucoup d’attentes de la part du public, sans parler des opportunités commerciales. Comptez-vous en tirer parti ?
J.-J. D.
Nos activités ne génèrent pas de bénéfices directs. Quand c’est le cas, nous pensons qu’il vaut mieux les laisser aux organismes privés, une logique qui s’applique au tourisme spatial. Avec l’argent public, l’ESA assure trois missions essentielles : améliorer la connaissance, développer les services aux citoyens (météo, communications) et améliorer la compétitivité de l’industrie européenne.

Décideurs. En quoi l’agence peut-elle contribuer aux succès des industriels ?
J.-J. D.
La partie publique prend le risque de développer les technologies, et la partie privée celui de les utiliser dans ses activités sur le marché commercial. Cela permet à nos entreprises d’avoir toujours une ou deux technologies d’avance dans les services associés aux satellites. L’impact du spatial sur l’activité est énorme. Prenez la météo, dont il est estimé que 30 % de l’économie européenne dépend. L’amélioration des prévisions, d’une journée seulement, aurait des répercussions directes considérables sur la croissance du continent. Prenez ensuite l’ensemble des systèmes de télécommunication et de navigation et imaginez un seul instant qu’on les supprime... Voilà la meilleure façon d’illustrer les leviers qu’apportent les technologies spatiales à la croissance de l’économie. D’ailleurs il y a trois ans le ministre des Finances du Royaume-Uni a décidé d’augmenter de 25 % sa contribution au budget de l’ESA. C’est tout de même un signal fort.

Décideurs. Vos yeux brillent quand vous parlez. Le passionné prendrait-il le pas sur l’ingénieur ?
J.-J. D.
Chaque lancement est une prouesse. Je connais toutes les raisons pour qu’un lanceur ne marche pas : c’est la machine pour laquelle la différence entre échec et succès est la plus faible. Contrairement aux avions, dans lesquels les systèmes sont redondants pour pallier des défaillances éventuelles, les lanceurs doivent avoir un poids minimal. Chaque composant est unique.

Il n’y a donc aucune routine, et après chaque lancement mon seul regret est que tout cela paraisse facile. Les émotions sont d’autant plus fortes que je ne suis plus réellement ingénieur… Que la Mission IXV, qui est une sorte de fer à repasser équipé de deux volets de commande, réussisse sa rentrée atmosphérique dans le Pacifique sans encombre me bluffe encore. Alors, oui nous rêvons. Et cela tout en contribuant à la croissance de l’industrie et au développement de la connaissance.

Décideurs. Quand allez-vous nous surprendre à nouveau ?
J.-J. D.
Nous réalisons que le big bang n’est qu’un modèle, dépendant de la connaissance que nous avons eue jusqu’ici de notre univers. Nous savons aujourd’hui que ce dernier est en expansion et que cette expansion s’accélère, ce qui contredit l’idée d’une impulsion d’origine. Il y a une énergie qui pousse l’univers : on l’appelle l’énergie noire, par défaut. Son étude ne fait que commencer…


Entretien réalisé par Pierre-Henri Kuhn

Crédit photo : Viktor Sekularac

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