Voici quinze ans qu'Alain Passard revalorise notre patrimoine végétal en trésors gastronomiques. Il nous reçoit dans son arrière-cuisine, qui est aussi la galerie d’exposition de ses sculptures de bronze.
Décideurs. La cuisine est un art, certes. Mais on ne vous savait pas plasticien.
Alain Passard.
Il est important d’avoir des petits à-côtés, de se faire une autre main pour nourrir sa créativité. Tout artiste, même le peintre, a besoin de faire autre chose de temps en temps. Alors ces moments passés à créer des sculptures dans la fonderie de la plaine Saint-Denis sont avant tout un plaisir. La créativité ne vieillit pas quand on la nourrit.

Décideurs. Quelle idée de breveter une tarte aux pommes… La cuisine est-elle vraiment compatible avec la propriété intellectuelle ?
A. P.
Quand on conçoit un produit innovant et très personnel, un produit qui n’a jamais été approché, on n’a pas envie de le voir partout, tout simplement. J’ai donc déposé le nom et le modèle de cette tarte*, et je constate que la démarche a été plutôt respectée sans que l’on ait besoin non plus d’être trop à cheval sur le principe.

Décideurs. On ne fait pourtant que réinterpréter les réalisations des anciens.
A. P.
Bien sûr, et si mon travail peut inspirer ceux que j’ai formés, cela me va. L’idée est quand même de nourrir les passionnés de cuisine et d’aller plus loin dans la beauté du geste, dans la sensibilité des saveurs. Il faut ciseler les sens. Mon seul projet est celui-là [il saisit une assiette vide] : une assiette au quotidien, les mains dans la casserole.

Décideurs. Restons sur la maîtrise de votre image. Beaucoup de chefs déplorent la laideur des photos publiées de leurs plats sur les réseaux sociaux ou sur Tripadvisor. Pensez-vous qu’elles vous nuisent ?
A. P.
La plupart des clients ne sont pas photographes et les conditions de lumière sont mauvaises, il y a donc des restaurants qui interdisent les prises de photos. Mais on vient dans nos maisons pour les événements de la vie, pour le souvenir. Je ne vais quand même pas empêcher les gens de prendre une photo ! Et si vous saviez le nombre de plats que j’ai modifiés à la suite de commentaires… C’est normal pour un chef, il doit s’enrichir de ses défaites.

Décideurs. Cela fait près de vingt-ans que vous tenez votre troisième étoile. Quel est votre secret ?
A. P.
Tout passe par le travail : je passe entre sept et huit heures quotidiennes à faire des recherches devant mes fourneaux. Getz et Coltrane ne se contentaient pas d’une matinée de répétition chaque jour. Dans leur domaine, de même qu’en peinture, on peut exercer jusqu’au bout tant que l’on travaille. La majorité des cuisiniers, eux, décrochent à un moment ou un autre. C’est quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi n’y a-t-il pas de vieux cuisiniers ?

Décideurs. On compare parfois la grande cuisine à la Formule 1. Elles sont compétitives et servent de laboratoire d’expérimentation pour le reste de l’industrie. L’analogie vous convient-elle ?
A. P.
Votre question est amusante car je répète sans cesse à mes équipes que la préparation d’un repas en cuisine est comme un grand prix de Formule 1. Pendant les trois heures de service on ne plaisante pas. On ne va pas chercher le regard du copain pour lui lancer un sourire. On ne lève même pas la tête.
Mais la comparaison s’arrête là, ma cuisine n’ayant aucune application industrielle. On ne peut pas calculer la création et je manque de temps pour accompagner les géants de l’agroalimentaire comme le font certains chefs. Alors peut-être qu’un jour j’ouvrirai la porte à un projet de qualité, tout dépend de ce que l’on me met entre les mains…. Je ne veux pas devenir comme ces chefs qui n’ont ni brasserie ni restaurant, qui font tout depuis leur laboratoire.

Décideurs. Avez-vous d’autres affaires, comme cela est devenu la norme pour les grands chefs ?
A. P.
L’Arpège est mon seul restaurant, ce qui me permet de savoir ce qui se passe chez moi. J’accueille mes clients quand ils arrivent et je les salue quand ils partent.

Décideurs. Vous devez inspirer des jeunes très prometteurs. Comment les recrutez-vous ?
A. P.
Je ne recrute pas directement, mes seconds le font pour moi. Leur travail est effectivement facilité car nous sommes approchés par des mômes passionnés, que nous prenons sans a priori. Il faut que la personne ait un truc, un regard, une oreille développée. Pour faire court, j’aime travailler avec des gens qui développent leurs sens et leur curiosité. Il nous faut des aventuriers qui aient envie de faire quelque chose de beau. Chaque matin à L’Arpège est un premier jour.

Décideurs. Certains chefs que vous avez formés ont pris leur liberté et monté de belles affaires. Quels sont ceux dont vous êtes le plus fier ?
A. P.
Joker ! Ceux qui partent tenter l’aventure réalisent ce que je voulais accomplir. Ils ont eu l’envie de monter leur propre maison et ont appris en m’observant. Il y a des chefs qui manquent de joie, qui ne donnent pas envie de s’installer. À l’opposé, je prends beaucoup de plaisir en travaillant. Et ça, ça se transmet.

Décideurs. À quand le retour du steak à L’Arpège ?
A. P.
Mais on propose de la viande ! Sur commande… J’aime bien me refaire la main sur une côte de bœuf de temps en temps. Même si la grande cuisine d’aujourd’hui est légumière, il n’y a pas de doute là-dessus. D’abord, la saisonnalité des produits permet de proposer quatre cuisines différentes par an. Mon jardinier force ma créativité quand il m’appelle pour me prévenir : « Attention, dans quatre jours je te supprime les tomates et les carottes ».
Et toutes ces couleurs, quelle source d’inspiration ! La nature a créé les saisons pour que l’on ait des nuances dans nos sens. Il y a des chefs qui ont le même goût toute l’année. Ils s’approvisionnent sur les marchés parisiens. Et qu’est-ce qu’on y trouve ? De la tomate été comme hiver. Or la nature, qui est quand même bien faite, nous propose à chaque saison des légumes adaptés à nos besoins. Le concombre et le melon sont gorgés d’eau pour nous désaltérer l’été. L’hiver nous fournit en racines plus lourdes, qu’il faut aller puiser dans la terre car nous avons besoin de matière, de soupes. Puis le printemps revient et les asperges dansent dans votre regard….

Décideurs. C’est peut-être ce lien à la terre qui vous démarque le plus de vos confrères. On peut donc innover en proposant un « retour en arrière » ?
A. P.
La nature est le combat de toute une vie, je suis son porte-parole. C’est elle qui compose le plus beau livre de cuisine. Chaque matin je reçois les paniers de mon jardin, on y trouve ce que la nature et les saisons ont choisi d’écrire. Tout est naturel chez nous, nous sommes dans une dynamique de vignerons : la betterave est aussi noble qu’un pinot noir et mérite qu’on la valorise en tant que telle. Enfin, nos jardiniers sont des hommes et des femmes aux sens très développés. Vivants, car ils savent qu’ils ont rendez-vous chaque jour avec la nature.

Décideurs. Que peut-on désormais souhaiter à un chef accompli ?
A. P.
De continuer à trouver des choses. Un chef d’œuvre.

* La tarte Bouquet de roses


Entretien réalisé par Pierre-Henri Kuhn

Crédit photo Viktor Shekularatz



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