Litiges toujours plus nombreux, plus complexes et plus longs, nouveaux modes de règlement des différends et règles de compliance… Depuis des années, les juges sont débordés. Et doivent de ce fait repenser l’exercice de leur fonction.

2 670 471… C’est le nombre d’affaires qui ont fait l’objet d’une décision de justice en 2022, selon le ministère de la Justice. Pour s’occuper d’un tel volume, l’institution judiciaire dispose, en France métropolitaine, de 6 070 magistrats du siège qui font face à environ 72 500 avocats. Un ratio en défaveur des juges. D’autant que le nombre d’affaires nouvelles enregistrées par les juridictions judiciaires augmente ces dernières années. Elles sont passées de 4 354 555 en 2020 à 5 265 803 en 2022. Soit une augmentation de 25 %. La quantité de juges pour les traiter, elle, n’a augmenté que de 3 % sur la même période.

Complexification du contentieux

Procédures plus complexes, contentieux à dimension internationale, dossiers portant sur plusieurs branches du droit à la fois, normes nouvelles ou réformées régulièrement. C’est le constat que fait Fabrice Vert, premier vice-président du tribunal d’instance de Paris, après plus de trente ans de carrière. À cette complexité grandissante s’ajoute “une grave crise” des vocations des juges civilistes et commercialistes, les futurs magistrats étant plus attirés par le pénal. Comment y remédier ? Pour le magistrat, la solution est limpide : mettre en place “une filière spécialisée en civil et améliorer le dialogue des juges avec les juges européens”.

Les affaires portant sur des enjeux sociétaux devraient toujours être traitées collégialement 

Autre tendance : les enjeux financiers, réputationnels, sociétaux ou environnementaux des dossiers augmentent. Dossiers par ailleurs souvent médiatisés, ce qui peut gêner les magistrats. Pour Fabrice Vert, les affaires portant sur des enjeux sociétaux devraient toujours être traitées collégialement, une “garantie supplémentaire de ne pas être soumis à une pression”. Et de rajouter que l’avantage pour les juges en matière civile et commerciale c’est que “la presse s’y intéresse peu sauf pour ce qui est du numérique et du devoir de vigilance”. Ce qui n’empêche pas la couverture médiatique d’être un élément constitutif de la stratégie des parties.

La saisine du juge ne se fait plus seulement dans le but d’obtenir une décision, mais devient un instrument d’exposition de pratiques préjudiciables. Depuis quatre ans, les ONG s’emparent des tribunaux et assignent les grandes entreprises en se fondant sur le devoir de vigilance. Le juge, saisi de l’affaire, n’est finalement que le moyen pour les parties de s’exprimer, indépendamment de la décision qu’il prendra. De quoi déplaire à certains magistrats. Fabrice Vert le remarque, “beaucoup de juges” sont agacés d’être ainsi utilisés, et encombrés. Lui n’y voit pas de problème, au contraire. “C’est l’utilisation de l’agora. La justice est là aussi pour que les passions s’expriment dans un cadre contrôlé plutôt qu’ailleurs”, explique-t-il. Encore faut-il avoir les moyens et le temps nécessaires pour s’occuper de telles affaires.

Entre juge et guide

Juger différemment, c’est ce qu’exigent les règles de compliance introduites par les lois Sapin 2 et sur le devoir de vigilance. À l’occasion d'un colloque organisé par la Cour de cassation et le Conseil d’État le 2 juin 2023, Vincent Vigneau, président de la chambre commerciale de la Cour de cassation, et François Ancel, conseiller à la première chambre civile de la Cour de cassation, élaborent des pistes à suivre pour les magistrats confrontés à des normes d’une nature nouvelle.

Le juge doit donc ne plus être seulement le juge d’un constat, mais d’une trajectoire 
François Ancel

Avec la compliance, la mise en place du système de prévention des infractions et l’élaboration des sanctions disciplinaires en cas de commission sont dévolues aux entreprises. Ici, “la place du juge est déterminante, car il est là pour assurer la sécurité juridique”, affirme Vincent Vigneau. “Le juge doit mettre en place des règles, ou une interprétation des règles, permettant une application suffisamment prévisible pour que les entreprises puissent les anticiper.

Habitué à statuer sur des faits passés, le juge doit dorénavant rendre une décision sur un dommage dont les causes, d’ores et déjà avérées, auront des effets à l’avenir, mais dont il n’est pas sûr que de tels effets se produisent. Pour François Ancel, “le juge doit donc ne plus être seulement le juge d’un constat, mais d’une trajectoire”. L’écueil à éviter : rendre une décision trop générale et se retrouver à légiférer au lieu de simplement juger. Au juge de trouver un juste équilibre entre résoudre un cas individuel et “donner des guides, voire des signaux, aux acteurs concernés”.

Les amis curiae à la rescousse

Autre obstacle qui se dresse devant le magistrat : la technicité de ces nouveaux contentieux. Recourir aux amici curiae est recommandé lorsque des causes systémiques sont l’objet du débat. Fabrice Vert et Marie-Anne Frison-Roche, professeur d’université et sollicitée dans l’affaire Total en Ouganda, soulignent la nécessité de faire appel à des experts, notamment des professeurs de droit spécialisés sur la question. Pour Marie-Anne Frison-Roche au cours du colloque du 2 juin 2023 “c’est un procédé qui va de soi”. Et qui permet une “appréhension de l’ensemble des enjeux que ces causes systémiques soulèvent”, affirme Fabrice Vert.

Ultime outil : l’amiable, avec deux mécanismes en particulier. La médiation qui offre au juge la possibilité de renvoyer la résolution du litige aux parties. Son avantage selon Fabrice Vert c’est qu’“elle permet d’instaurer un dialogue pour obtenir des informations ou améliorer les droits en balance”. Depuis la réforme, le juge propose aux parties d’y recourir et de ne la faire porter que sur certains aspects du litige se réservant ceux qu’il estime de son ressort exclusif. Second mécanisme : l’audience de règlement amiable (ARA) qui permet au juge saisi d’un litige de confier à l’un de ses pairs la mission d’amener les parties à trouver un accord, dans un cadre confidentiel. Possibles depuis le 1er novembre 2023, les ARA se mettent déjà en place, Fabrice Vert annonçant “tenir [s]es premières audiences de règlement amiable début février”. Face à ces options, le magistrat peut donc s’emparer d’un litige, ou le confier aux soins d’un médiateur ou d’un pair. Au juge, donc, de décider si un dossier a besoin de lui... ou pas.

Chloé Lassel

Crédit photo : Anne-Laure Blouin

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