Créé au moment de la crise immobilière dans les années 1990, le cabinet Simon Associés accompagne les entreprises sur les différentes étapes de leurs projets de transformation et de réorganisation. Aujourd’hui, avec un marché immobilier, à nouveau en tension, Emmanuel Drai, Kristell Quelennec, et Sophie Nayrolles, associés experts en restructuring, reviennent sur les bouleversements auxquels les entreprises en difficulté font face.

Décideurs. Le marché de l’immobilier traverse aujourd’hui une nouvelle crise, en quoi la crise immobilière de 2024 es-telle inédite pour les entreprises ?

Emmanuel Drai. Aujourd’hui, d’une manière générale, la structure financière des entreprises est considérablement dégradée. Le volume de dettes accumulées est considérable et les fonds propres sont insuffisants. Le problème n’est pas nouveau. En 2019, la banque de France alertait sur un manque de 50 milliards d’euros de fonds propres pour les 20 % des PME et ETI les plus performantes. Depuis, la Covid et les crises successives ont détérioré les capitaux disponibles. En parallèle, les durées d’amortissement sont devenues trop courtes par rapport à la durée de rentabilité des investissements. Avec l’inflation et les multiples freins à la demande, ce désalignement entre l’amortissement financier d’un côté et économique de l’autre n’est plus supportable. Cela crée des difficultés additionnelles pour les entreprises. D’où une recrudescence des défaillances qui, d’après les dernières publications, est effectivement comparable aux niveaux atteints en 1992. En matière immobilière, les acteurs de l’immobilier font face à un effet de ciseau négatif caractérisé par la remontée des taux d’intérêt qui augmente le coût financier des projets immobiliers en cours (financés en taux variables), d’une part, tandis que la demande se contracte d’autre part. À cet égard, selon les études disponibles, le taux de rotation des stocks, qui était de l’ordre de 8 % par mois (ce qui permettait aux promoteurs de récupérer les fonds propres investis en un an), est tombé à 2 %, ce qui créée des difficultés de trésorerie dont les effets sont accrus par le durcissement des conditions de crédit.

"Le mur de la dette pousse les entreprises vers les procédures collectives qui sont parfois plus adaptées que les procédures amiables" Kristell Quelennec 

Quelles sont les particularités de cette nouvelle vague de dossiers ?

Kristell Quelennec. Entre le début d’amortissement des PGE, la hausse des taux d’intérêt, l’augmentation des coûts énergétiques, le mur de la dette pousse les entreprises vers les procédures collectives qui sont parfois plus adaptées que les procédures amiables en considération des tensions de trésorerie trop fortes, du passif existant et de la nécessité de se donner du souffle par le gel et les délais d’un plan. Celles qui étaient déjà en difficulté depuis quelque temps ont basculé en procédure collective. Une observation d’autant plus vraie pour les entreprises du bâtiment, la restauration ou encore du secteur de l’édition. Côté prévention, on assiste également à de nombreuses renégociations de dettes locatives. L’accroissement des charges et des provisions pour charges liées au coût de l’énergie est fortement consommateur de cash et affecte l’équilibre financier de certaines entreprises.

Sophie Nayrolles. Au tribunal de commerce de Montpellier, nous constatons une recrudescence de 18 % des procédures collectives par rapport à 2019, au sein desquelles, 61 % sont des dossiers de liquidation judiciaire. Le dernier semestre 2023 a aussi vu une très forte augmentation des injonctions de payer. Ce signal est préoccupant, car il est révélateur des entreprises qui vont mal [un constat partagé par les bureaux de Paris, Lyon et Toulouse, ndlr].

"De nombreuses entreprises qui bénéficiaient de la " trésorerie Covid " ont quelque peu tardé à constater la dégradation." Emmanuel Drai

Dans ces circonstances, quelles procédures sont à privilégier ? Amiable ou judiciaire ?

E. D. Plus on s’y prend tôt, plus le mur de trésorerie est loin, et plus on a d’option pour définir une solution de pérennité. Nous préférons donc privilégier les procédures de prévention pour leur confidentialité et leur souplesse. Pour le reste, l’analyse est toujours la même. Comprendre les intérêts autour de la table et tenter de les aligner pour trouver une sortie consensuelle. Jusque-là c’était plus facile, mais depuis quelques mois, cela devient plus compliqué du fait de la dégradation du bilan des entreprises et de leurs comptes de résultat. En outre, de nombreuses entreprises qui bénéficiaient de la " trésorerie Covid " ont quelque peu tardé à constater la dégradation. Je pense que nous allons devoir accompagner de plus en plus de dossiers judiciaires car, face à la dégradation actuelle des dossiers, il devient plus difficile de formaliser un consensus entre débiteurs et créanciers dans le cadre des procédures de prévention.

K. Q. Faire de la prévention peut être trop consommateur de liquidités pour certaines, les procédures prennent du temps et les restructurations s’accompagnent de coûts supplémentaires que les entreprises ne peuvent pas toutes absorber. À date, les dossiers où il existe d’autres leviers, et le temps de les activer se font de plus en plus rares. En raison des niveaux d’endettement déjà atteints et de la hausse des taux, la situation n’incite pas toujours à se tourner vers les procédures amiables. Il faut faire du cas par cas pour orienter le dossier vers la bonne solution et ne pas toujours redouter le caractère public de l’ouverture d’une procédure collective.

"Je demande l’ouverture de plan de continuation en classes de parties affectées (CPA) sur presque tous mes dossiers judiciaires." Emmanuel Drai

L’introduction des classes de parties affectées dans les procédures change-t-elle la donne entre créanciers et débiteurs ?

E. D. Je demande l’ouverture de plan de continuation en classes de parties affectées (CPA) sur presque tous mes dossiers judiciaires, y compris quand l’entreprise est en dessous du seuil de 40 M€. Dans le contexte actuel, nous observons que les CPA peuvent aider à optimiser le traitement du passif pour se concentrer uniquement sur les créanciers qui sont dans la monnaie, les autres n’ayant plus la possibilité de bloquer la définition et la mise en place d’une solution de pérennité. Ces procédures permettent en outre pour un repreneur qui se positionne en plan de continuation de consacrer la grande partie de la new money qu’il injecte au redéploiement de l’entreprise plutôt qu’à l’apurement du passif. Les CPA ont permis d’ouvrir plus de perspectives de redressement pour les débiteurs et les repreneurs pour qui le plan de cession n’est plus nécessairement la solution à privilégier.

Doit-on s’attendre à une recrudescence de contentieux liés aux CPA ?

E. D. Peut-être dans le cas où la composition de ces CPA ne correspondrait pas à une réalité économique et financière objective. La loi est assez claire en définitive, les créanciers hors de la monnaie ne peuvent pas bloquer le processus. C’est une question assez objective qui devrait limiter les recours dilatoires. En tout état de cause, les recours sont encadrés dans des délais stricts – 52 jours de consultation sans recours, 94 jours avec recours – de sorte que l’impact de recours dilatoire sera nécessairement limité et ce, d’autant plus que le législateur a prévu des mécanismes permettant de financer la période d’observation (privilège de la new money finançant la période d’observation notamment).

"Au-delà de la catastrophe industrielle, cause de défaillances que nous avons pu connaître par le passé, se pose désormais la question du business model des entreprises que nous accompagnonsKristell Quelennec

Les entreprises ont de plus en plus à faire face à des obligations environnementales. Quelles incidences peuvent avoir ces nouvelles règles sur celles qui rencontrent des difficultés ?

K. Q. Les principes de durabilité imprègnent de plus en plus le droit des entreprises en difficulté. Les enjeux environnementaux sont devenus des préoccupations qui ne peuvent être négligées, que ce soit côté entreprise ou de la part des professionnels des défaillances. À titre d’exemple, la créance environnementale vient de prendre sa place dans le rang des créances du livre VI du code de commerce. Éthiquement et économiquement, il va devenir indispensable de prendre en compte ces critères qui sont créateurs de valeur et qui ouvrent des leviers de financement. Au-delà de la catastrophe industrielle, cause de défaillances que nous avons pu connaître par le passé, se pose désormais la question du business model des entreprises que nous accompagnons et de leur positionnement en termes de responsabilité sociétale pour conduire leurs activités de demain, ouvrir des financements et accroître leurs investissements.

 

Propos recueillis par Céline Toni