Cyprien Batut : "Nous ne devrions pas parler de Grande Démission mais de Grande Réallocation entre les emplois"
Décideurs. Nous sommes passés très vite du télétravail forcé à un télétravail dit normal. A-t-on déjà un premier retour d’expérience concernant la généralisation du télétravail ?
Cyprien Batut. De nombreuses incertitudes existent encore. Une donnée est certaine : environ 25% des français travaillent en modèle hybride et ce chiffre ne change pas depuis plus de 6 mois. Nous pouvons donc estimer que ce modèle va perdurer, contrairement au télétravail à temps plein qui ne concerne que très peu de salariés. Toutefois cette généralisation du modèle hybride crée de nouvelles tensions : concernant par exemple les frais de transport, les tickets restaurants, la consommation d’énergie.
De nouveaux défis émergent…
Le télétravail bouleverse l’organisation du travail et questionne la responsabilité de l’employeur. Prenons l’exemple de la canicule : qui s’assure que les collaborateurs travaillent de chez eux dans de bonnes conditions sans risques pour leur santé ? Or, selon la loi, l’employeur est garant de la santé et la sécurité de ses salariés, y compris quand ils télétravaillent, et doit prévenir les RPS. Doit-on alors envisager d’attribuer davantage de responsabilité aux salariés en télétravail ? Si le modèle hybride perdure dans le temps, il faudra alors peut-être que le droit du travail soit réévalué.
Peut-on déjà analyser les bénéfices et les risques du télétravail ?
Pour l’instant, les effets très positifs du télétravail sont contrebalancés par des risques. Concernant les inégalités territoriales, le phénomène de télémigration, décrit par l’économiste Richard Baldwin, peut réduire les discriminations entre les milieux urbains et ruraux. Toutefois, le télétravail est aussi créateur d’inégalités. Nous avons déjà pu le constater lors du confinement, non seulement entre les hommes et les femmes mais aussi, comme tout changement technologique, entre ceux qui peuvent bénéficier de ces mutations et ceux qui ne le peuvent pas.
"Il faut commencer à militer pour un télétravail volontariste"
Quel est l’impact du télétravail sur la productivité ?
En moyenne, les travaux économiques montrent que les entreprises sont au moins aussi productives avec du télétravail que sans. Toutefois, cela reste hétérogène selon les métiers et les fonctions. Il faut commencer à militer pour un télétravail volontariste. On constate que lorsque les personnes ont la possibilité de choisir, celles qui optent pour le télétravail augmentent leur performance. Faire confiance aux salariés apparaît comme nécessaire : ceux qui souhaitent bénéficier de télétravail sont ceux qui exercent mieux leurs fonctions dans ces conditions.
Repasser à un modèle sans télétravail, est-ce envisageable ?
Des difficultés propres à cette nouvelle organisation du travail existent : notamment autour de la communication et ce que l’on peut nommer la constitution du capital extra-financier d’une entreprise. Toutefois, nous ne pouvons pas négliger le fait que les salariés demandent et veulent du télétravail. La flexibilité offerte par le télétravail a pris une place importante dans leurs attentes. Lorsque nous observons le phénomène de la Grande Démission, il ne faut pas se tromper. Le taux d’emploi n’a jamais été aussi haut. Les salariés ne démissionnent pas pour ne plus travailler mais pour obtenir de meilleures conditions de travail, dont le télétravail fait partie. Nous ne devrions donc pas parler de grande démission mais de grande réallocation entre les emplois. Ce n’est pas un rejet de la valeur travail mais une recherche de davantage d’opportunités, ce qui parfois signifie une fuite vers le télétravail.
Propos recueillis par Elsa Guérin