Perspectives de reprise pour les entreprises : entretien avec J. Maazouz (McDermott, Will & Emery)
Décideurs. Comment se portent les entreprises en cette période de préreprise ?
Jilali Maazouz. De notre point de vue, nos clients sont moins désorientés qu’en mars 2020, période marquée par un manque total de visibilité. Aujourd’hui, ils sont dans une optique positive. Et nous constatons un changement de paradigme avec des entreprises qui se remettent à organiser leur avenir à court et moyen terme, après qu’elles aient longtemps été absorbées par l’urgence de la gestion des impacts de la crise sanitaire. La tonalité est aujourd’hui moins dramatique et un petit peu plus à l’enthousiasme.
La vaccination massive a beaucoup contribué à ce changement de paradigme. L’autre phénomène a été la prise de conscience, par beaucoup des entreprises, d’une capacité de résilience insoupçonnée ; parfois avec fierté et parfois avec étonnement.
Certaines s’en sont même sorties avec des résultats historiques. Ce fût le cas par exemple de l’industrie du petit-déjeuner ou celui de la pâte à tartiner ; la France a abondamment petit-déjeuné et tartiné pendant le confinement !
Au-delà de ça, les entreprises qui sont "vivantes" aujourd’hui ont cette fierté d’avoir passé un test de résilience et cela contribue également à renforcer leur confiance en l’avenir.
Mais il faut aussi dire un mot de celles qui ont succombé ou ont été durement touchées durant la crise. Cela s’est traduit par d’énormes dégâts humains et économiques. Nombre d’entreprises ont réduit leurs effectifs quand elles n’ont pas tout simplement fermé. Certaines se sont séparées de salariés dans l’espoir d’un avenir plus serein qui leur permettra de retrouver leur niveau d’activité et d’envisager de réembaucher, y compris d’anciens collaborateurs dont l’expertise est éprouvée.
Quel va être l’impact de la fin du "quoi qu’il en coûte" pour les entreprises ?
Si l’on part de l’hypothèse d’une entreprise qui a tout ou partie de son personnel en chômage partiel, que va-t-il se passer concrètement avec la fin du "quoi qu’il en coûte" ? De deux choses l’une : soit l’entreprise a de quoi alimenter en termes d’activité les salariés qui étaient en chômage partiel et dans ce cas, elle va les réintégrer ; soit elle n’a pas de quoi les occuper et dans ce cas, soit elle a les moyens de les maintenir à ses frais en chômage partiel "maison", c’est-à-dire autofinancé, soit elle devra se délester d’une partie de son personnel.
Nous pensons que très peu de sociétés feront le pari de continuer de financer une mesure de chômage partiel en fonds propres. Ce qui laisse à penser qu’il faut s’attendre à une énième vague, de ruptures de contrats de travail celle-là, unilatérales ou amiables.
Par ailleurs, on peut s’attendre à ce que la fin du "quoi qu’il en coûte" désigne aussi nécessairement la fin des stratégies de reconfinement : en effet, à partir du moment où vous confinez, vous êtes en quelque sorte obligés d’aider. Ou alors vous prenez la responsabilité de déclencher les plans sociaux que le "quoi qu’il en coûte" avait précisément pour objet d’éviter. La fin du "quoi qu’il en coûte" est donc paradoxalement, de ce point de vue au moins, un message de retour à la normale positif et encourageant.
Cependant, tous les secteurs ne seront pas logés à la même enseigne. La réintégration des salariés en chômage partiel va se faire en fonction de la charge d’activité. Par exemple, la contrainte du pass sanitaire sur les entreprises qui gèrent des activités de loisirs a entraîné cette saison une chute de fréquentation et de facto la réintégration et le maintien de tout le personnel sera problématique. La fin du "quoi qu’il en coûte" sera à la fois un signal positif d’incitation à la reprise du travail, mais aussi, dès lors que tout le monde ne va pas pouvoir reprendre le travail à 100 %, l’annonce d’un écrémage.
"La tonalité est moins dramatique et un peu plus à l’optimisme"
Les salariés qui étaient en activité partielle vont peu à peu revenir. Comment les "réintégrer", les "réengager" ? Quel regard porte l’avocat que vous êtes sur la question ?
Sur ce sujet on peut prendre l’exemple des restaurateurs qui ont été parmi les premières populations à reprendre une activité normale. Ils ont mis en place des protocoles de reprise, et parfois même des cellules psychologiques, pour gérer l’angoisse de la reprise après de longs mois d’inactivité. Ces mesures sont nécessaires : un salarié qui est resté chez lui pendant une période aussi longue et qui doit reprendre une activité va devoir sortir d’une zone de confort et il peut avoir besoin d’être accompagné.
Les entreprises peuvent aussi mettre en place une campagne d’entretiens professionnels de reprise individuels afin de planifier le retour et préparer les salariés au mieux.
Pour les entreprises qui exercent dans le domaine médical, cet entretien portera nécessairement sur la vaccination, puisque dans ce secteur la loi l’a rendue obligatoire. Pour d’autres sociétés, il s’agira d’un entretien de reprise pour redonner confiance au salarié et lui signifier que ses compétences et son activisme professionnel sont nécessaires en vue d’une reprise réussie pour l’ensemble des salariés.
Il faudra beaucoup de finesse dans l’échange, la communication, le dialogue parce qu’il peut exister une détresse psychologique, et lorsque c’est le cas, il convient de ne pas la sous-estimer.
Revenons sur le bilan écoulé : quels constats avez-vous fait sur les difficultés rencontrées par les entreprises sur ces dix-huit derniers mois ?
La difficulté principale a été de faire face au désarroi provoqué par la piètre qualité de la communication gouvernementale et administrative et par la médiocrité de la production législative et réglementaire. Nos clients avaient la sensation d’être mis en première ligne avec pour unique consigne : "Courage ! Vous allez vous vous en sortir, malgré nous !". Il y a eu beaucoup de communication et beaucoup de textes, mais le tout manquait de vision, de cohérence et de clarté. Les informations données se sont succédé, contredites, amendées, annulées, sans apporter les solutions claires et efficaces attendues sur le terrain. Mais nos clients ont été résilients : le contexte était inédit et l’aide financière – in fine mise en place par les pouvoirs publics – a été d’un grand secours pour une partie d’entre eux.
"Très peu de sociétés feront le pari de continuer de financer sur leurs fonds propres le chômage partiel"
En tant qu’avocat, comment avez-vous accompagné ces entreprises ?
Dans un contexte nouveau, il était méthodologiquement plus que jamais crucial d’écouter très attentivement nos clients pour mesurer avec le plus de précision possible les particularités de leurs difficultés et de leurs besoins. La situation de crise sanitaire était inédite. En tant qu’avocat nous découvrions des problématiques nouvelles, des textes nouveaux et une atmosphère générale inédite pour nos générations. Nous avons imaginé des solutions et arbitré avec nos clients les risques au fil de l’eau et de la crise. Les questions récurrentes étaient de trois ordres : la sécurisation du lieu de travail, d’une part, le fonctionnement des mécanismes d’aide aux entreprises, d’autre part, et enfin, la gestion des volumes d’effectifs.
Sur le premier point, notre intervention a été à la mesure de la frénésie, de l’inconstance et de l’instabilité des textes qui chutaient sur la tête des opérateurs économiques et juridiques tantôt comme la manne céleste tantôt, pour rester dans l’allégorie biblique, comme une pluie de charbons, de feu et souffre. Dans le cas de figure du travail sur site, les questions récurrentes ont porté sur le port ou non du masque, les messages gouvernementaux sur ce point étant passés par tous les stades… Les entreprises ont été confrontées à une autre difficulté, celle de concilier trois impératifs : une obligation de sécurité vis-à-vis des salariés, le respect du secret médical et la protection des données sensibles. Comment être en mesure de protéger un salarié fragile contre un salarié contaminé mais asymptomatique sans pouvoir connaître à tout instant la positivité de ses salariés ?
Nous avons aussi été très sollicités par nos clients avec la mise en place du télétravail imposé pendant le premier confinement : comment procéder ? comment garantir le droit à la déconnexion ? comment préserver l’équilibre vie privée-vie professionnelle ? Sur le second point, lié aux aides mises en place, les questions étaient très variées, et nous avons vraiment vécu une expérience d’urgentistes pendant les premières semaines. Les interrogations des entreprises portaient essentiellement sur l’éligibilité aux aides, les formalités à accomplir et les modalités d’octroi. Enfin, et malheureusement, pour certaines entreprises déjà fragilisées avant la crise, nous avons dû les accompagner pour mettre en place des réorganisations, voire des plans de licenciement.
Entretien avec Jilali Maazouz, associé, McDermott, Will & Emery