Face à la Chine ou aux États-Unis, le leadership européen semble à la peine en matière de technologies de rupture. Et si tout n’était qu’une question de méthode ? C’est en tout cas ce que croit savoir André Loesekrug-Pietri, le directeur exécutif de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI).

Décideurs. Transformer l’Europe en un leader de l’innovation de rupture : n’est-ce pas trop tard ?

André Loesekrug-Pietri. Les exemples de Zoom ou ClubHouse illustrent bien qu’aucune position n’est définitivement acquise. Ce qui importe c’est de se projeter dans le coup d’après. Et ça c’est une excellente nouvelle pour les Européens, à condition d’abandonner notre approche linéaire, d’arrêter de courir derrière la courbe technologique comme d’autres après le cours de la Bourse.  En ne combattant que dans les batailles d’aujourd’hui, nous devrons nous contenter de compter les points entre Pékin et Washington. À l’inverse, si nous adoptions réellement une culture de l’anticipation, nous pourrions tirer notre épingle du jeu. Nous proposerions alors un positionnement alliant technologie et valeurs humanistes, par opposition à la Chine pour qui la technologie sert souvent une politique de contrôle ou les États-Unis pour qui le business justifie fréquemment une "science sans conscience". Mais pour être agiles et dans l’anticipation en Europe, cela suppose un changement radical de méthode !

D’où l’idée de s’inspirer de la Darpa* ?

Le manque de moyens financiers sert trop souvent de prétexte pour expliquer le retard de l’Europe en matière de technologies de rupture. C’est trop facile surtout quand on sait que l’Union européenne à elle seule a investi 200 milliards d’euros depuis 1984 en recherche & développement contre 50 milliards pour la Darpa depuis plus de 60 ans… Certes, la Darpa est concentrée sur l’innovation de rupture, mais celle-ci devient justement centrale dans un monde qui donne une forte prime aux pionniers. Les États-Unis, mais aussi la Chine, ont compris l’importance de l’investissement ciblé par la puissance publique, de l’imbrication entre recherche fondamentale et applications, quand l’Europe reste parfois obnubilée par la dimension d’investissement en capital. Or, très souvent, lorsque l’on anticipe le coup d’après, il n’existe pas encore de modèle économique, et c’est là où l’argent public doit se concentrer plutôt que de saupoudrer un peu partout. Par contre, il ne faut pas tomber dans le piège inverse et s’enfermer dans une recherche orientée uniquement vers la compréhension scientifique. Il nous paraît tout aussi essentiel de se fixer des objectifs clairs de réussite, d’y mettre les ressources nécessaires et, en cas d’impasse, de savoir stopper. Il faut se positionner sur une recherche qui trouve. 

"L’innovation de rupture devient centrale dans un monde qui donne une forte prime aux pionniers"

Une recherche qui trouve…Justement, qu’a donné le challenge JEDI lancé en pleine pandémie ?

Nous avons réussi, en quelques semaines, à monter un conseil scientifique exceptionnel dont le Nobel 2019 de médecine et à mobiliser 130 équipes participantes venant des meilleures institutions mondiales. Professionnels du calcul à haute performance, experts en intelligence artificielle, spécialistes de biologie moléculaire ou encore épidémiologistes ont travaillé ensemble. Aujourd’hui, après 10 millions d’heures calcul, 54 milliards de molécules ont déjà été scannées sur 6 protéines de la Covid19. Les équipes étudient celles qui leur paraissent les plus prometteuses en termes d’impact sur le SARS-CoV-2. Mais cette entreprise, unique au monde, ouvre également de grandes perspectives concernant les variants.

Sur quelles "next big things" porteront les suivants ?

Les défis à relever sont nombreux ! Pour en citer quelques-uns, nous allons mobiliser les JEDI sur les enjeux liés au domaine de l’hydrogène vert ou aux batteries de nouvelle génération. Un autre sujet proposera de concilier politique de décarbonisation et politique agricole en se penchant sur la question de savoir comment identifier en temps réel la capture de carbone par le sol. Dans le secteur de la santé, il s’agira de réfléchir à la meilleure manière d’optimiser la base de données des molécules analysées lors du défi précédent pour en faire un outil de préparation aux futures pandémies et zoonoses. La problématique de la résistance aux antibiotiques mérite d’être soulevée. C’est un sujet récurrent mais pour lequel on compte peu d’avancées.

"Les JEDI partagent une impatience positive qui les pousse à faire plutôt qu’à dire ou à critiquer"

Qui sont les JEDI et qu’ont-ils en commun ?

On peut diviser les 4 400 JEDI en quatre catégories : les CEO et CTO des start-up deeptech, des CEOs et membres de comités exécutifs de grands groupes technologiques, de très nombreux directeurs de centres de recherche ou de laboratoires et un dernier quart, plus hétéroclite, composé d’auteurs de science-fiction, de visionnaires, de grands experts, etc. Tous possèdent de solides compétences techniques ou scientifiques dans un domaine particulier. Ils ont surtout en partage une passion pour le coup d’après, une vision de ce que pourrait être le futur et une impatience positive qui les pousse à faire plutôt qu’à dire ou à critiquer.

Que mettent-ils en œuvre pour se prémunir du côté obscur de la force technologique ?

Contrairement à la Darpa, nous partons toujours d’une mission sociétale. Comment avoir un impact positif sur le changement climatique ? Comment améliorer massivement la santé de nos concitoyens ? Comment améliorer et non remplacer les capacités humaines grâce au digital ? Comment personnaliser les modes d’apprentissage dans un contexte ou jamais l’éducation n’a été aussi centrale pour l’avenir de nos sociétés ? Autant de questions que la Darpa ne se pose pas forcément… Nous nous inscrivons donc complètement dans une démarche d’ethics by design, et nous pensons qu’il est indispensable pour les Européens, et pour les démocraties en général, de rester au meilleur niveau sur l’innovation de rupture. En revanche, j’estime qu’il faut veiller à ce que le principe de précaution ne se transforme pas en alibi d’un profond conservatisme. JEDI prône un principe d’expérimentation permanente mais assorti d’une évaluation permanente. C’est à cette seule condition que nous rendrons possible la prise de risque sans pour autant faire sortir les mauvais génies de la bouteille !

Propos recueillis par Marianne Fougère

* La Darpa, Defense Advanced Research Projects Agency, est une agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et du développement de nouvelles technologies destinées à un usage militaire.

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