La flexibilité du monde du travail renforcée par la crise sanitaire et la remise en question de la relation de travail poussent les entreprises à recourir davantage au freelancing. Une dynamique qui les invite aussi à moderniser leur politique de gestion des talents.

L’expérience généralisée de télétravail semble légitimer le freelancing et les modes alternatifs de travail. D’après une enquête réalisée par la plateforme Fiverr, en partenariat avec Censuswide*, 68% des actifs américains se disent moins réticents qu’avant à l’idée de devenir freelance. Plus de la moitié d’entre eux la considèrent même comme une option de carrière tout à fait convenable. Même ouverture d’esprit côté employeurs. L’édition 2019 du baromètre initié par Malt révélait que 75% des entreprises du CAC 40 travaillent avec des freelances. Et, il y a fort à parier que la flexibilité du modèle des freelances représente, dans la période actuelle, un bon levier pour relancer la machine économique. Pour les grands groupes comme les plus petites entreprises. 

Portrait-robot

Pour Fanny Lederlin, "cette tendance du travail contemporain s’explique par deux phénomènes : l’un sociétal, l’autre économique". L’auteur des Dépossédés de l’open space renvoie "au désir puissant d’autonomie né dans un contexte d’individualisation et même de 'déliaison' sociale". Ce besoin d’émancipation, particulièrement fort chez les jeunes actifs, a été rendu possible par l’apparition des plateformes numériques. En mettant en relation des usagers au travers d’un algorithme, elles disruptent le capitalisme. "Dans ce modèle, la notion d’emploi disparaît au profit de celle de service ou de tâche". Mathieu Libessart, directeur général de Sthree, un acteur majeur du freelancing STEM, confirme que pour les entreprises, il s’agit "de trouver la bonne ressource pour réaliser la bonne tâche au bon moment". Et François Tourrette, fondateur de la société BRAPI (Benchmark des responsables achats de prestations intellectuelles), de poursuivre. "Lorsque les directions des ressources humaines recherchent une ressource, peu leur importe la forme ou le statut. Leur problème, c’est de mettre la main sur cette ressource".

Une étude conduite conjointement par Malt et Boston Consulting Group, s’est prêtée au jeu du portrait-robot des 1, 028 million de freelances que compte la France, selon des données Eurostat. Âgé en moyenne de 37 ans, le freelance est dans près de sept cas sur dix un homme. Il vit principalement en ville, souvent en Île-de-France comme 55% de ses comparses, et possède la plupart du temps un diplôme de l’enseignement supérieur. Il peut être aussi bien expert de la tech et de la data (29%) que du graphisme (29%) ou encore de la communication et du marketing (23%).

Loin donc de l’image des "travailleurs dits 'indépendants' qui pédalent, nettoient, conduisent ou cliquent sur un ordinateur". Les freelances de la talent economy n’ont, en effet, rien à voir avec les travailleurs de la gig economy. L’étude révèle au contraire des profils très qualifiés qui ont fait le choix de ce statut. Car, contrairement aux apparences, les freelances ont une bonne expérience du monde de l’entreprise. Ils y ont forgé leurs armes avant de prendre conscience de leur potentiel sur le marché. 

7 freelances sur 10 sont des hommes.

L’épineuse question du statut

Les intéressés font donc le choix de l’indépendance en connaissance de cause, et sont d’ailleurs 84% à exclure l’idée de revenir au salariat. Cela ne les empêche pas de subir des déconvenues quant aux risques liés à l’absence d’un statut juridique protecteur structurant. La période lève d’ailleurs le voile sur certaines réalités. Les freelances sortent moins renforcés qu’affaiblis par la crise. Ainsi, dans une étude menée à la mi-novembre 2020 par le néo-assureur Shine, près de la moitié se déclarent inquiets quant à l’avenir. Malgré les aides de l’État et des collectivités, 69% s’estiment, en effet, mal informés sur ce à quoi ils ont droit.

84% des freelances excluent de revenir au statut de salariés

"Le travailleur indépendant peut opter pour le statut d’autoentrepreneur ou choisir de s’associer au sein d’une société commerciale" explique François Tourrette. En revanche, "s’il s’engage sur la voie freelance, ne s’offrent à lui que l’entreprise individuelle (EI ; EIRL : autoentrepreneur) ou unipersonnelle (EURL ; SASU)". Le problème ? Ces formes juridiques ne sont pas conçues pour sécuriser les personnes qui feraient le choix de l’indépendance.

Or, explique Laurent Levy, directeur général de la plateforme Freelance.com, "à l’heure actuelle, les acteurs qui permettent de sécuriser les freelances sont peu nombreux". Contrairement à des pays très avancés sur le sujet comme l’Espagne, précise Alexandre Fretti, directeur général de la plateforme Malt, "la France reste très centrée autour du schéma du CDI". Ce qui expose les indépendants à une plus grande précarisation. Aussi, "des assureurs réfléchissent à des schémas de protection dédiés, qui prennent en charge l’ensemble des enjeux de protection, pas uniquement la problématique du chômage". À l’instar de SThree, certaines plateformes offrent à leur communauté d’adhérer au néo-syndicat indépendants.co. Du côté de Freelance.com, est laissée "à ceux qui le souhaitent la possibilité de s’orienter vers le portage salarial, un statut davantage protecteur". Son directeur général, Laurent Lévy, indique "prôner parallèlement le développement d’un statut ad hoc".  Alexandre Fretti aussi, tout en prévenant : "il faut veiller à ne pas recréer un CDI ; le freelance doit rester un chef d’entreprise". 

Bien sûr, au-delà de la question du statut en lui-même, indépendance ne doit pas rimer avec isolement. C’est le rôle que jouent les plateformes auprès de leurs experts. Comme le résume le dirigeant de Malt, l’objectif est de "recréer une logique de communauté qui répond au besoin de lien social". Un besoin dont la crise sanitaire a largement démontré l’importance.

"Des assureurs réfléchissent à des schémas de protection dédiés, au-delà de la seule problématique du chômage"

Ouverture et Résistances

De l’avis de tous, le mouvement est d’envergure et requiert une véritable prise en compte par les entreprises. Une étude issue d’une collaboration entre la Harvard Business School et le BCG Henderson Institute conclut ainsi à la nécessité d’intégrer le recours aux plateformes digitales et "aux talents à la demande" dans le plan stratégique des organisations**. Parallèlement, les employeurs sont incités à faire évoluer leurs pratiques pour répondre aux enjeux soulevés par le recours aux freelances. Il leur faut apprendre à les traiter comme les experts qu’ils sont et non comme une main d’œuvre facilement remplaçable. La normalisation des modes alternatifs de travail interdit en effet de les réduire au simple "achat de prestations intellectuelles". À l’heure actuelle, comme le regrette Alexandre Fretti, "les freelances sont souvent les oubliés des politiques RH. Ils sont rarement onboardés par exemple".

"Souvent les freelances sont les oubliés des politiques RH"

Toutes les entreprises ne tombent pas dans ce travers évidemment. "Certaines, nuance Laurent Lévy, s’inscrivent déjà dans une démarche d’“entreprise étendue” qui consiste à développer la gestion d’un effectif hybride entre salariés et talents externes". Mais il reste tout de même beaucoup à faire. Comme Freelance.com, Malt s’inscrit dans une véritable démarche d’évangélisation vis-à-vis des entreprises et cherche "à promouvoir la vision de l’'open talent'"

Mais, l’étude HBS-BCG révèle que les équipes RH rencontrent les plus grandes difficultés pour intégrer ces nouveaux modèles dans les schèmes et process classiques. Une telle ouverture fait parfois l’objet d’une résistance en interne. Pour Alexandre Fretti, tout réside dans la pédagogie. Les salariés doivent être accompagnés pour parvenir à percevoir le bénéfice qu’ils pourront eux-mêmes retirer de la situation. "Certains groupes envisagent de systématiser le recours au freelancing dans les hypothèses de remplacement de congé maternité et de congé paternité". Un cas de figure gagnant-gagnant selon le dirigeant de Malt : "l’indépendant n’est pas en concurrence avec la ou le salarié(e) quand elle ou il reprend son poste".

La crise a toutefois servi d’expérimentation de masse et a bousculé les schémas classiques de travail. Des managers désormais rompus à la distance, des équipes qui ont revu leurs modes de collaboration…le moment semble on ne peut plus favorable.

Marie-Hélène Brissot, Marianne Fougère

* Fiverr et Censuwide « Work From Home Sentiment Survey », décembre 2020

** HBS et BCG « Building The On-Demand Workforce », novembre 2020

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