Travailler plus ou travailler moins ? Et si, stérile, ce débat empêchait de poser les bonnes questions comme celle de l’utilité du temps de travail ?

À chaque crise, la question du temps de travail revient, comme une ritournelle, hanter la vie politique française. Il y a quelques semaines de cela, nous nous faisions l’écho du débat entre ceux appelant à son allongement et ceux militant pour étendre aux adultes la semaine à quatre jours. Mais, si la crise du coronavirus n’échappe pas à la règle en relançant le match idéologique entre les partisans du "gagner plus" et les défenseurs du "partager davantage" le travail, elle invite surtout à prendre de la hauteur. Le débat pourrait bien être moins caricatural qu’il n’y paraît.

Le "règne du quantitativisme"

Le "travailler plus" ne se situe pas uniquement du côté droit de l’échiquier politique. Quant au "travailler moins", il ne constitue pas plus l’apanage des forces de gauche. En effet, on oublie souvent que c’est de la droite qu’a surgi l’idée d’un aménagement du temps dans les entreprises. La loi Robien, votée le 11 juin 1996, permettait ainsi à celles-ci de réduire le temps de travail de leurs salariés, soit pour effectuer de nouvelles embauches, soit pour éviter un plan de licenciement. 

Les lois Aubry sur les 35 heures ont certes entrainé la non-reconduction des accords Robien, mais leur esprit n’a pas disparu pour autant. Des dispositifs comme le forfait-jour prévu pour les cadres par la loi Aubry ou les accords de performance collective introduits dans le Code du travail en 2017 représentent autant d’outils pour jouer sur le temps de travail. 

"Nous évoluons dans un monde qui n’évalue que par la quantité".

Ni de droite ni de gauche, le débat présente néanmoins la particularité d’être enfermé dans un paradigme productiviste. "Nous évoluons, regrette Laurent Bibard, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité à l’Essec, dans un monde qui n’évalue que par la quantité". Et, poursuit-il, "ceux qui prônent une baisse du temps de travail n’échappent pas à ce prisme". Loin de défendre une vision progressiste du travail, ils "ne parviennent pas eux non plus à se défaire de l’héritage fordiste du travail qui oppose systématiquement le temps de repos au temps de travail". Or, tout miser sur le premier revient ni plus ni moins à diaboliser le second et accepter l’idée d’un travail exclusivement aliénant.

Un rapport subjectif au temps de travail

Pourtant, le rapport au travail et à sa durée diffère d’une personne à l’autre. "Nous connaissons tous dans notre entourage, observe Olaf de Hemmer Gudme, des personnes qui ne se posent pas la question de l’âge auquel ils vont arrêter de travailler et d’autres qui décomptent les jours les rapprochant de la retraite". Par ailleurs, s’interroge celui qui aide depuis trente ans les entreprises à améliorer la création de valeur, "travaille-t-on vraiment 8 heures quand on est payé 8 heures ?" Pour un travail posté comme celui d’un ouvrier, sans doute. Mais est-ce vraiment le cas quand le salarié est là physiquement mais que son esprit vagabonde ? À l’inverse, "les rêves d’un artiste-peintre ne devraient-ils pas être décomptés de son temps de travail ?" Et, que dire de la situation du comédien ? Son temps de travail commence-t-il uniquement au moment où il entre sur scène ou comprend-il aussi les heures passées à répéter son texte ?

La période actuelle nous enjoint de prendre au sérieux ces situations d’entre-deux. En effet, l’explosion des outils technologiques et le télétravail ont rendu plus difficile le décompte des heures de travail. Ils ont participé à brouiller non seulement la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle, mais aussi la dichotomie entre temps de travail et repos. Des zones grises qui risquent, à l’avenir, de se multiplier. Car, la crise va freiner et non stopper définitivement le développement de l’économie freelance, le phénomène des slashers qui cumulent plusieurs projets ou encore la généralisation de l’entrepreneuriat.

"Les rêves d’un artiste-peintre ne devraient-ils pas être décomptés de son temps de travail ?"

De tels phénomènes, estime Laurent Bibard, doivent "nous inciter à passer du décompte au contenu du temps du travail". Il s’agirait, dès lors, de dépasser la logique dominante qui articule temps et quantité de travail mais occulte que la diminution – de la durée du travail – peut parfois rimer avec densification. Cela s’est produit au sein des usines mécanisées de la fin du XIXème siècle ou, plus récemment, durant le confinement pour les parents de jeunes enfants forcés de mettre les bouchées doubles dans un laps de temps limité.

À quoi ça sert ?

La question, résume Laurent Bibard, n’est donc pas "de savoir si nous devons travailler plus ou moins mais à quoi sert notre temps de travail ?" En effet, chacun d’entre nous possède une réserve de temps dont il peut choisir de disposer de la manière la plus "utile" par rapport à l’objectif visé. "Soulever la question en termes d’utilité, explique Olaf de Hemmer Gudme, permet de mettre fin à des situations ubuesques". Il se souvient ainsi de commerciaux d’une banque dont le temps de travail était calqué sur l’ouverture de leur agence. À quoi sert leur temps de travail sinon à entrer en contact avec des particuliers ? Or, cette prise de contact est plus aisée en dehors des horaires de bureau : c’est-à-dire tôt le matin, à midi, le soir et le samedi matin. Soit l’inverse du temps de travail imposé par les banques à leurs commerciaux. "Ces derniers étaient donc contraints de faire leur vrai boulot après, voire en plus des horaires prévus par leur contrat". Ils travaillaient ainsi chez eux, chez leurs clients ou au café. A l’inverse, "rendre le temps gagné aux employés génère d’incroyables gains de productivité".

"La discussion de personne à personne est propice à la confiance".

L’utilité du temps est un "facteur pas du tout univoque". Elle varie selon les personnes et les professions mais aussi en fonction des moments. Aussi, Olaf de Hemmer Gudme conseille-t-il "de reprendre le raisonnement autant de fois qu’existent de cas particuliers". Dans ce domaine plus qu’en aucun autre, confirme Laurent Bibard, "les moyennes représentent de véritables torsions infligées à des individus réels". Cela n’a donc pas de sens d’augmenter ou de diminuer de manière automatique, presque mécanique, le temps de travail de tout le monde. 

Il ne s’agit pas, cependant, de substituer à un "formalisme mortifère" une hyper-individualisation difficile à mettre en œuvre. Le juste milieu, propose Laurent Bibard, se situe du côté des relations interindividuelles et non des normes. Car, "si mettre en cause la posture quantitativiste peut paraitre impossible à l’échelle globale", il en va tout autrement à une échelle plus petite. "La discussion de personne à personne est propice à la confiance" puisqu’elle permet plus facilement de se débarrasser du préjugé selon lequel "forcément les gens ne comprendront pas". Ainsi, le travailler mieux dépend moins du dialogue social que du dialogue tout court. 

Marianne Fougère

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