Pour la philosophe, il faut se réjouir de la "domestication" du travail : elle permet à ce dernier de retrouver tout son sens.

Décideurs. L’expérience du confinement a-t-elle changé votre perception du télétravail ?

Julia de Funès. Elle l’a modifiée dans la mesure où j’ai été surprise, presque bluffée, par la rapidité avec laquelle les entreprises ont été capables de le mettre en place. Dès lors qu’un impératif s’imposait à nous, on a découvert de l’agilité et de la souplesse, y compris dans les organisations les plus complexes et les plus sclérosées. L’épreuve du confinement a ainsi démenti tous ceux qui ne voyaient en la France qu’un pays archaïque et réfractaire au changement. Cet arrêt brutal nous a contraints de rattraper notre retard, d’avancer sur les modes d’organisation du travail. Désormais, je n’imagine plus possible un retour un arrière qui reviendrait sur le télétravail.

Quelle société sa généralisation laisse-t-elle entrevoir ?

J’entends dans votre question la crainte d’assister impuissant au délitement du lien social. Cette inquiétude semble d’autant plus légitime que la distanciation sociale gouverne désormais l’ensemble de nos relations interindividuelles. Cependant, ce serait une erreur de juger l’essence du télétravail à partir de la circonstance du confinement. En général, on télétravaille une à deux journées par semaine, ce qui permet de revenir au bureau les autres jours. Par ailleurs, si les réunions virtuelles laissent planer le doute sur la qualité des relations sociales qu’elles permettent, le présentiel n’offre pas plus de garanties. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’observer dans les open spaces les gens s’envoyer des mails plutôt que de se parler de peur de déranger les collaborateurs à proximité. Le contre-argument sur le collectif n’est donc plus audible. Au contraire, le télétravail va rendre les moments avec les autres attendus voire désirables puisqu’ils ont été d’autant plus suspendus et virtualisés. Le fait de se voir moins nourrit la ferveur du collectif. Sa banalisation annonce une société fluide, dispersée mais pas moins solidaire et créatrice de liens. Nous aurons besoin de nous retrouver, à une autre fréquence, mais avec une intensité d’autant plus qualitative qu’elle aura été moins quantitative.

"le fait de se voir moins nourrit la ferveur du collectif"

Est-ce à dire qu’il ne faut pas prendre au sérieux les dérives qu’il peut renfermer ?

Je ne suis pas une jusqu’au-boutiste du télétravail ! J’ai parfaitement conscience des problèmes qu’il soulève en matière d’inégalités sociales notamment. Il m’apparaît toutefois trop simpliste de considérer le travail à distance comme un problème de riches, puisque deux tiers des cadres peuvent en effet le pratiquer. Les exemples des footballeurs, d’un chirurgien esthétique, d’un pilote de ligne apportent exactement la preuve du contraire : leurs salaires pour le moins confortables n’empêchent pas qu’ils se trouvent dans l’impossibilité de travailler à distance. À l’inverse, une assistance, un téléconseiller, pourra exercer sa mission aussi bien depuis chez lui que de son poste dans un call center. Le télétravail provient donc surtout de différences sectorielles qui amplifient certaines inégalités sociales, mais il ne provient pas uniquement d’inégalités sociales. Ces dernières ne représentent pas pour autant une fatalité. C’est moins par la critique, toujours facile, que par l’innovation que nous parviendrons à contrecarrer les méfaits du télétravail. Je pense notamment aux lieux hybrides qui commencent à sortir de terre et proposent aux individus de travailler proches de chez eux mais sans être au bureau. C’est une manière de lutter contre la porosité entre vie professionnelle et vie personnelle que le télétravail aggrave.

Porosité qui touche en premier lieu les femmes…

Effectivement, certaines études semblent confirmer que les femmes sont plus affectées par le télétravail au niveau de la charge mentale mais pas seulement. Le confinement nous a "condamnés à être libres" pour reprendre une expression sartrienne. Or, les femmes assument généralement plus difficilement que les hommes cette liberté. Le confinement a donc creusé les écarts entre des hommes habitués à faire des arbitrages et des femmes tétanisées à l’idée de devoir renoncer à des activités aussi essentielles que leur travail ou l’éducation de leurs enfants mais qu’il n’était pas possible de faire en même temps. Il a dévoilé au grand jour la persistance d’une différence entre les hommes et les femmes. Si le défi de l’égalité paraît presque résolu en France, il reste à œuvrer sur le chantier de la liberté afin que les femmes s’accordent davantage cette possibilité de choisir et donc de renoncer.

"Grâce au télétravail, le travail reprend du sens car il n’est plus qu’un moyen au service de la vie"

Dans quelle mesure le télétravail modifie-t-il notre rapport au travail ?

Il déplace le travail et, ce faisant, il lui redonne sa juste place. Revenu au centre du foyer, domestiqué, le travail perd de son prestige aristocratique. Il devient une activité parmi d’autres et non plus celle qui prend le dessus sur toutes les autres, réduisant à peau de chagrin la vie. Grâce au télétravail, le travail reprend du sens car il n’est plus qu’un moyen au service de la vie et non une fin en lui-même.

Comment les entreprises peuvent-elles participer à redonner tout son sens au travail ?

Trouver du sens à son métier, cela suppose de sentir l’impact extérieur de celui-ci. Aussi, nul besoin pour les entreprises de se transformer en parcs d’attraction. Elles parviendront à engager leurs salariés à condition seulement de les impliquer dans un projet qui dépasse le cadre strictement financier et économique de l’entreprise. Cela est d’autant plus nécessaire qu’après l’expérience du confinement les salariés ne comprennent plus toujours quel sens a leur métier. En effet, si le pays peut se passer de moi durant trois mois, à quoi je sers ? Il y a un sens collectif à donner à l’entreprise et la loi Pacte va dans cette direction en forçant les entreprises à trouver une raison sociale, sociétale, ou environnementale à leurs activités, puis il y a le sens individuel que chacun met dans son travail. Tout l’enjeu pour les managers aujourd’hui est de parvenir à concilier pour un temps ces deux sens.

Propos recueillis par Marianne Fougère

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