Profession : urgentistes du droit social
La crise sanitaire a permis de rendre justice à des activités, sinon invisibles, du moins peu valorisées. Soignants, médecins, infirmiers, aides à domicile, etc. : les métiers de la première ligne ont été, tous les soirs, applaudis aux fenêtres. Et puis, il y a ceux de la deuxième ligne qui, comme les épiciers, éboueurs, caissiers, livreurs et autres facteurs, ont fait vivre le monde confiné.
Entre les lignes, d’autres professions ont joué un rôle tout aussi vital. Il s’agit des DRH mais surtout de leurs partenaires privilégiés pour surmonter cette période difficile : les avocats en droit social.
Les temps de la crise
Dans les jours suivant l’annonce du confinement par le Premier ministre, "le téléphone a peu sonné, les emails se sont raréfiés", raconte Patrick Thiébart. Les cabinets d’avocats n’ont pas échappé à la vague de sidération qui s’est abattue sur le pays et les a contraints, à l’instar de nombreuses entreprises, à revoir leur propre organisation. "Entre visioconférences, travail à distance, télétransmission de gros dossiers et signature électronique, les réticences de la profession ont sauté sous la pression du confinement", observe Myriam de Gaudusson, elle-même associée chez Franklin. La crise du coronavirus a accéléré les expérimentations en cours et la digitalisation de la justice, mais pas seulement.
"Elle a bouleversé notre quotidien", explique Marijke Graanier-Guillemarre du cabinet MGG Voltaire. En effet, poursuit Patrick Thiébart, "dès la fin mars notre activité a repris sur un rythme soutenu". Certains cabinets ont pu, grâce aux liens noués avec des confrères italiens, prendre rapidement la mesure de la crise voire anticiper. Mais, tous ont dû s’adapter in media res et apprendre à jongler entre les dossiers d’activité partielle des uns et les besoins en flexibilité des autres. "Face à l’afflux de questions, nous avons été conduits à proposer des solutions sécurisées en un temps record, tout en prenant le temps nécessaire pour rassurer nos interlocuteurs" Une telle diversité des situations n’est pas étrangère aux spécialistes du droit social, elle fait même partie de leur lot quotidien. Ce qui a changé, en revanche, c’est de n’avoir à "traiter que des questions liées à la crise sanitaire", observe Christine Aranda du cabinet Fromont Briens.
"Nous avons été conduits à proposer des solutions sécurisées en un temps record"
Dans la robe d’un avocat
Chez Voltaire, "chaque journée apportait son lot de situations parfaitement inédites", confie David Guillouet, soulignant au passage l’instabilité de l’environnement juridique. "Face à l’afflux de questions, nous avons été conduits à proposer des solutions sécurisées en un temps record, tout en prenant le temps nécessaire pour rassurer nos interlocuteurs", confirment Pierre Safar et Florence du Gardier, avocats associés chez Dupuy. Les conseils se sont autorisés à endosser le rôle d’exégètes de textes se contredisant parfois d’un jour sur l’autre. Traquer les nouvelles dispositions est devenu une activité à part entière au point de mettre en place "un fichier mutualisé classé par thème et des calls collectifs trois fois par semaine". Les cabinets Fromont Briens et Voltaire ont également développé des webinaires pour tenir informés leurs clients et éventuels prospects. En somme, ils n’ont pas ménagé leurs efforts, soucieux comme Christine Aranda, associée chez Fromont Briens, "d’analyser à la virgule près les nouvelles mesures et la règlementation d’exception".
Concrètement, ce "travail en flux tendus" s’est traduit par "des journées très intenses, du matin 8h au soir 22h et ce pendant plusieurs semaines". Christine Aranda reconnaît que la suractivité des cabinets en droit social fait figure d’exception dans une profession doublement affectée par les effets de la grève et de la pandémie. Un sondage réalisé par l’Observatoire du Conseil national des Barreaux (CNB) révèle ainsi que le confinement a conduit 41% des 10 329 répondants à interrompre totalement leur activité. L’activité résiduelle des avocats a également chuté puisque 70% d’entre eux l’ont vu réduire de plus de moitié. Quant à la possibilité de facturation, elle s’est contractée d’au moins 65%.
Limiter la casse sociale
À l’instar d’un canari dans une mine de charbon, l’enquête de l’Observatoire du CNB tire surtout la sonnette d’alarme en dévoilant que 28% des avocats interrogés réfléchissent sérieusement à la possibilité de changer de métier. Cette question du sens se pose avec bien moins d’acuité pour les praticiens du droit social. La crise les a transformés en "support de tous les instants", ce qui a conduit les entreprises à les "impliquer davantage dans les décisions présentes et à venir". Barbara Hart, avocate associée chez Sésame, admet "apprécier d’autant plus notre métier que nous exerçons désormais une sorte de coaching au quotidien". Tous pensent avoir réussi, pendant cette période, à raffermir la proximité avec des clients très à l’écoute. "Nos relations", résume Marijke Graanier-Guillemarre, "se sont renforcées, nos échanges nous permettant d’avancer ensemble à la résolution des difficultés".
S'assurer que les entreprises "utilisent les véhicules juridiques adaptés pour éviter le pire"
La solidité de ces nouveaux liens sera mise à l’épreuve dès la rentrée de septembre. Les avocats en droit social envisagent une reprise difficile de l’activité pour de nombreuses entreprises. "Certaines" prédit Christine Aranda, "incapables d’encaisser la progressivité de la reprise, embrasseront le scenario d’une restructuration ou d’un plan de sauvegarde de l’emploi". Aussi, les journées des avocats en droit social risquent-elles de continuer à s’étirer. Leur rôle consistera, dans les prochains mois, à s’assurer que les entreprises "utilisent les véhicules juridiques adaptés pour permettre le redressement et éviter le pire". Ils devront quitter leur blouse d’urgentiste pour revêtir leur casquette d’amortisseur social.
Marie-Hélène Brissot, Marianne Fougère