Le rapport du Club des juristes sur le devoir de vigilance vient de paraître. Au menu : huit observations sur l’application de la loi française sur le devoir de vigilance et 25 recommandations pour la future directive européenne, dont les contours demeurent nébuleux.
Devoir de vigilance : en France comme à Bruxelles, le flou persiste
C’est dans un restaurant du 2e arrondissement de Paris que l’ex-Premier ministre Bernard Cazeneuve présente le rapport du groupe de travail qu’il préside sur le devoir de vigilance. Il aura fallu “six mois de travail” pour accoucher de ce document de 70 pages, indique l’un des membres de la commission du Club des Juristes. Et beaucoup de débats, souligne Bernard Cazeneuve, en raison de la présence de “sensibilités différentes”. Le texte adopte in fine une “posture modeste”, fruit du consensus de l’ensemble des membres du groupe de travail. Le professeur Antoine Gaudemet, professeur agrégé à l’université Panthéon-Assas, rapporteur de la commission, en présente les grandes lignes.
Absence de liste officielle des entreprises concernées
Au programme, huit observations sur la loi française sur le devoir de vigilance et 25 recommandations sur le texte en construction au sein des instances européennes. Champ d’application du texte français, articulation avec les obligations déclaratives des entreprises sur leurs performances extra-financières, articulation de la future directive avec les réglementations déjà en vigueur… Tout y passe. À commencer par deux constats : celui de l’impact positif de la loi française du 27 mars 2017 sur le comportement des entreprises et celui de la “diffusion progressive de la démarche de vigilance”. D’autres dénoncent le fait que les entreprises françaises ne sont guère incitées à mettre en œuvre les obligations de vigilance. Ils suggèrent l’instauration de “carottes” : incitations fiscales, octroi préférentiel de marchés publics, aide publique au développement... Du côté du champ d’application, les rédacteurs du rapport préconisent une clarification de la nature des sociétés soumises au devoir de vigilance hexagonal, là où le texte européen vise toutes formes de sociétés, avec des seuils de nombre de salariés et de chiffres d’affaires abaissés selon les vœux du Parlement européen. Soit 13 000 entreprises européennes, selon l’étude d’impact de la directive. Un périmètre trop large pour les uns, trop restreint pour les autres. Le livret bleu du rapport estime que 90 % des entreprises seraient exclues. Il envisage une déclaration volontaire et rendue publique de la part des firmes assujetties au devoir de vigilance. “On estime que 250 à 280 entreprises sont directement concernées.” Aucune liste officielle n’existe. Certaines ONG publient leur radar de vigilance , liste des entreprises visées selon leurs recherches. Au sein de l’Union européenne, on évoque une approche consolidée du groupe, de sorte que l’entité mère soit soumise au devoir de vigilance au même titre que ses filiales.
Cocktail d’insécurité juridique
Autre point soulevé : la consultation insuffisante des parties prenantes, qu’elles soient dessyndicats, ou issues de la société civile. En France, le plan a “vocation” à être élaboré en association avec celles-ci. La contrainte n’existe que pour le mécanisme d’alerte et de recueil des signalements pour lesquels les organisations syndicales doivent être concertées. Un sujet de débat au cœur de l’affaire Total dans la laquelle le juge de la mise en état a notamment mis en exergue un manque de dialogue pour juger irrecevables les actions de la coalition. Pour ce qui est de la directive européenne, les cinq recommandations vont plutôt dans le sens d’un renforcement du rôle des parties prenantes. Mais rendre obligatoire l’intervention des organisations professionnelles fait craindre des situations de blocage.
L’imprécision de la loi nuit également aux entreprises. Absence de décret d’application, de lignes directrices et de dispositif de contrôle : c’est uncocktail dinsécurité juridique pour les sociétés soumises au devoir de vigilance. La question de l’inclusion des risques climatiques, notamment générés par l’émission de gaz à effets de serre, reste entière. Au sein des institutions de l’Union européenne et de la commission présidée par Bernard Cazeneuve, l’opinion majoritaire réclame l’intégration du climat dans le périmètre du devoir de vigilance, contre celle des minoritaires, favorables à un traitement différencié. Même flou pour les relations commerciales établies, particulièrement débattues en France et en Europe, et pour le niveau de détail de la cartographie des risques. Le rapporte relève un “décalage entre ce qui est attendu par les parties prenantes et le niveau d’informations fourni par les sociétés”. La cartographie, cette “usine à gaz pour les grands groupes” comme l’a surnommée l’un des avocats de l’auditoire du Drouant, devrait, toujours selon le rapport, préciser les risques d’atteinte aux droits humains, à la santé et à la sécurité des personnes et à l’environnement, risques classés par ordre de priorité en fonction de leur gravité et de la probabilité de leur occurrence, au regard du secteur et des pays couverts par la chaîne de valeur. Il conseille en outre de l’inclure dans la directive.
Le secteur financier fait aussi l’objet de débat. Faut-il l’inclure dans les secteurs à risques de la directive ? Oui, pour la commission du Club des juristes. Le Conseil européen pense davantage à un mécanisme d’option pour les entreprises. Parmi les autres points discutés : le sort des relations contractuelles, les mesures d’accompagnement des PME, les autorités de contrôle, la portée extraterritoriale du texte pour sauver la compétitivité du marché intérieur. Il y a aussi la délicate question de l’articulation des obligations de vigilance avec la directive CSRD et avec les autres réglementations sectorielles – sur les matériaux provenant de zones de conflit, l’approvisionnement en bois, le travail forcé… Un sujet crucial dans une dénonciation omniprésente de l’inflation des obligations qui pèsent sur les acteurs économiques et la complexification des réglementations. Là se situe un autre défi pour la directive : celui d’harmoniser les législations des États membres qui adoptent les uns après les autres un texte en matière de droits humains et d’environnement. Bernard Cazeneuve avertit son public cependant de l’imminence des élections au sein de l’Union européenne et d’un changement de paradigme. Et donc du risque que cette directive ne voie jamais le jour.
Anne-Laure Blouin
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