Depuis samedi 31 août, les hommages pleuvent sur radio LinkedIn et dans la presse française. L’avocat Henri Leclerc s’en est allé. Le “dernier des géants” laisse une profession orpheline, à jamais héritière de son parcours exemplaire de défenseur inconditionnel des droits de l’homme.

Tout a commencé par l’indignation du père. Fonctionnaire scotché à Radio Londres, le père d’Henri Leclerc haïssait Pierre Laval, le chef d’orchestre de la collaboration de la France avec l’Allemagne nazie. Sa colère noire contre la “farce judiciaire” qui a servi, en 1945, de procès à l’homme d’État étonne donc le fils âgé d’une dizaine d’années, à qui l’on offre le livre d’Albert Naud, Pourquoi je n'ai pas défendu Pierre Laval, le grand résistant et avocat commis d’office de Laval en 1945 ayant demandé à être déchargé du dossier. L'avocat n'aimait pas l'accusé mais partageait son “désarroi indigné en face d'une juridiction conçue non pour juger mais pour tuer”. Le virus de la justice fait son nid chez un Henri Leclerc qui estimera plus tard que son enfance, qui s’est déroulée en partie pendant la guerre, l’a “ouvert sur la complexité du monde”. De sa mère pieuse et de son père agnostique – un couple qui fonctionne –,  il apprend la tolérance. Toujours, il dira que quand il voit quelqu’un qui est accablé, il a envie de le défendre. C’est une “disposition mentale”. “C’est le rêve de mon métier d’avocat : être celui qui reste.”

Les mots qui viennent

Quand la porte du cabinet d’Albert Naud s’ouvre, il se précipite vers celui qui sera son mentor et qui lui répétera souvent : “Méfiez-vous des violoncelles : leur son est bon, mais leur ventre est creux.” Henri Leclerc prend le pli et se figure que pour bien défendre les gens, il faut réussir à les aimer. Admis au barreau en 1955, il intègre vite cette réalité, à moins qu’elle n’ait toujours fait partie de lui. À l’issue d’une de ses premières plaidoiries, maître Naud lui souffle : “Tu nous l’as fait aimer, tu vois, c’est ton truc ça, continue.” Pour celui qui deviendra un géant du barreau, l’avocat c’est la personne qui parle aux juges, qui construit les ponts entre eux et l'accusé. Qui leur rappelle que celui qu’ils s’apprêtent à juger fait partie de la grande famille humaine. Et pour les convaincre, il s’en remet à ce qu’il appelle son “ange”, ce quelque chose de quasiment mystique qui lui permet de trouver les mots. Des mots qui lui viennent sans qu’il les ait prévus. Ce fut à l’occasion d’une de ses batailles politico-syndicales qui l’opposaient régulièrement à Jean-Marie Le Pen, son “adversaire principal” à la faculté de droit, qu’il se rendit compte que “les mots entraînant la pensée, [il] avançait, [il] parlait à des gens”. Et que “s’il y avait une émotion, il fallait pousser cette émotion”. Parfois, c’est la chansonnette qu’il pousse à la fin d’une plaidoirie pour entraîner son auditoire, toujours captivé, dans le contexte d’une époque… Ou dans la ferveur révolutionnaire comme lorsqu’il a défendu la famille de Pierre Overney, un ouvrier maoïste membre de la Gauche prolétarienne et tué en 1972 par un vigile lors d’une action militante devant les grilles d’une usine Renault.

Coopérative du droit

Il avait hérité du surnom “avocat des gauchistes”. C’est que, à l’époque des manifestations de 1968, il participe à la défense des étudiants arrêtés. Il défend aussi des militants du FLN, du Mouvement national algérien, d’autres anticolonialistes. Daniel Cohn-Bendit, Jacques Sauvageot, Alain Geismar, les mineurs du Nord, les paysans, les pêcheurs bretons, les gilets jaunes, il est de toutes les causes. Lui aussi milite. Entre 1968 et 1971, il appartient au Parti socialiste unifié (PSU) dissous en 1989 où il a suivi Michel Rocard, avant que celui-ci ne file au parti socialiste. Membre du parti communiste dans sa jeunesse, avant l’arrivée des chars soviétiques en Hongrie, il vend L’Humanité aux grilles de la fac. En 2012, il intègre l’équipe de campagne de Martine Aubry. Son implication politique passe surtout par le canal du droit. Au début des années soixante-dix, il lance un cabinet d’un tout nouveau genre. Loin des beaux quartiers, il s’installe avec une flopée de confrères dans un immeuble du boulevard Ornano dans le 18e arrondissement de Paris. Des bureaux dans les étages, et dans le local qui avait pignon sur rue, une boutique de droit. La consultation coûtait le prix de celle qu’on payait à un médecin. “C’est une expérience qui a réussi vingt ans”, conclura-t-il plus tard. Dans son ouvrage La Parole et l’Action, il explique ceci : “Nous voulions aussi créer d’autres rapports, non hiérarchisés, entre avocats travaillant ensemble, égaux dans la propriété des parts sociales.” Et de résumer : “Une sorte de coopérative.

Il avait toujours un combat à mener. Il trouvait insupportable l’état des prisons françaises. Il s’indignait de ce que des jeunes non destinés à devenir des délinquants le deviennent derrière les barreaux. Il s’insurgeait contre les comparutions immédiates. Il dénonçait les écoutes d’avocats menées par le Parquet national financier dans l’affaire Bismuth – “la justice déraille” –, et considérait à cette époque que le pronostic vital de l’institution créée en 2013 était engagé. 

“On pouvait vraiment compter sur lui, et peu importe ce que l’opinion publique pensait”

Des affaires médiatiques, il en a vu passer dans son bureau. Il a défendu Dominique Strauss-Kahn dans le procès pour proxénétisme dit du Carlton, le roi de l’évasion François Besse, le professeur Jacques Viguier accusé d’avoir tué sa femme, Véronique Courjault dans l’affaire des bébés congelés ou encore Dominique de Villepin dans l’affaire Clearstream. Il a participé au procès du gang Mesrine aux côtés de Robert Badinter, son ami qui le choisira pour réfléchir à la réforme du Code pénal en 1985. Il a assisté la famille de la victime supposée d’Omar Raddad, quand tout le monde criait à l’enquête bâclée et à l’erreur judiciaire. Jusqu’au bout, il se dira convaincu de la culpabilité du jardinier. Peu importe la longueur de la liste de ses clients. Ce qu’il faut retenir, c’est qu'il a cherché à ramener les accusés qu'il défendait dans la communauté des hommes. “On pouvait vraiment compter sur lui, et peu importe ce que l’opinion publique pensait”, témoigne Marie Dosé, son ancienne stagiaire devenue sa consœur. Elle rappelle cette affaire où “Henri a été confronté à la foule dans sa chair”, car “il [avait] été agressé physiquement et il avait une dignité chevillée au corps”. Le dossier Richard Roman dans lequel il a finalement fait acquitter l’un des accusés du meurtre d’une fillette. Il regrettait d’ailleurs cette “espèce de certitude de l’opinion publique”, qui ne valait rien à ses yeux à côté du débat oral, du respect du contradictoire et de l’analyse scrupuleuse des faits. Pour l’avocate, “c’était un porteur de fraternité. Il avait cela profondément ancré en lui”.

Au-delà des plus grands

La Ligue des droits de l’Homme a rappelé à l’occasion du dernier adieu d’Henri Leclerc, son président d’honneur, l’éternelle surveillance de l’avocat des progrès de la société et de ses adversaires. “Ils s’appellent l’arbitraire qui menace les libertés, l’intolérance qui détruit la fraternité, le racisme qui nie l’égalité, l’individualisme qui tue le citoyen. Elle est toujours présente, la misère, cette insulte à la dignité. Et devant nous, dressés, tous les pouvoirs dont on abuse”, rappelait-il en 1998 pour le centenaire de la Ligue. Le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, le président de la chambre commerciale de la Cour de cassation, le barreau de Paris, la Conférence des avocats – dont il a été secrétaire, la cour d’appel de Paris… Le monde de la justice pleure la perte d’une figure emblématique de la justice française. Les mots de la vice-bâtonnière Vanessa Bousardo résument ce qu'on pense du grand homme : “Il était au-delà des plus grands. Il était l’avocat absolu.” “C’était notre Churchill à nous”, écrit l’avocat Basile Ader dans le Monde. S’il devait encore se battre aujourd’hui ? Ce serait pour l’écologie, avait-il confié dans un entretien à LCP. Le dernier des géants s’inquiétait du monde de demain.

Anne-Laure Blouin

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