Docteure en science politique, associée et cofondatrice de CompassLabel, Agathe Cagé vient de publier un nouvel essai chez Flammarion dont le titre est sans équivoque : Classes figées – comprendre la France empêchée. Elle appelle notamment à lutter contre le déterminisme social.

Décideurs. Quel est le point de départ de votre ouvrage consacré aux classes figées ?

Agathe Cagé. Je faisais le constat d’un décalage entre ce qui se disait de la France et ce que j’observais dans le rapport des Français à la mobilité, au travail ou encore au service public. D’un côté, le débat public est construit autour d’une vision héritée des Trente Glorieuses qui considère que la France est un pays de classes moyennes. D’un autre côté, presque toutes les études produites sur le pays depuis la crise de 2008 montrent que la notion de classe moyenne est inopérante car la capacité sociale est inégalement répartie. La majorité des Français n’a plus la possibilité de réagir face aux risques et aux crises – c’est ce que j’appelle la France empêchée. Il fallait donc proposer un nouveau récit. Je propose de substituer à "classes moyennes" l’expression de "classes figées".

Pour vous, les "classes figées n’ont pas d’avenir, elles ont des destins". La méritocratie à la française n’existe pas ?

Trois choses nourrissent le déterminisme en France. Aujourd’hui, vous avez une très faible mobilité individuelle du revenu. Dans les années 1970, il fallait 40 ans aux ouvriers pour espérer atteindre le salaire que les cadres touchaient. Actuellement, il faut près de 170 ans. On constate également une faible mobilité intergénérationnelle. C’est-à-dire que les Français ont peu de chance de voir leurs enfants disposer d’une meilleure situation que la leur. Enfin, les études Pisa mettent en lumière un déterminisme scolaire de plus en plus prégnant. Les résultats des enfants sont fortement conditionnés par le milieu socio-économique dans lequel ils grandissent. On peut dès lors parler de destins au sens des tragédies grecques. Les héros ont beau essayer d’agir dans tous les sens, leur avenir est déjà écrit.

Vous évoquez les difficultés de mobilité, notamment les problèmes de transports, qui engendrent de l’immobilité sociale. Pourquoi ?

Nous avons tous besoin d’aller au travail, d’accéder à des services publics, à des soins, à la culture. Chaque jour, les Français parcourent en moyenne 40 kilomètres à ces fins. Sans capacité à bouger, les personnes ne peuvent effectuer les déplacements vitaux, ce qui les isole socialement. Le manque de qualité dans les offres de transports, dans la fréquence des TER ou des RER, la fermeture des petites lignes ou encore la nécessité de renouveler le parc automobile pour aller vers des véhicules électriques, créent des problématiques d’insertion et de mobilité sociale.

En quoi les travailleurs sont-ils également empêchés ?

Nous avons vu se développer une perte d’autonomie dans le travail et une tendance au surcontrôle. Une vraie réflexion doit être menée du côté des entreprises pour donner davantage de poids aux résultats plutôt qu’aux process, surtout avec le développement des IA génératives. Les salariés doivent retrouver de l’autonomie et voir valoriser leur créativité. Certes, le télétravail s’est développé mais cela s’est fait dans l’urgence avec la crise du Covid. Les managers n’ont pas été forcément bien accompagnés. De nombreux dirigeants ont conscience qu’ils doivent redonner du sens au travail et de l’autonomie à leurs collaborateurs mais cela ne se traduit pas forcément encore dans les politiques RH et managériales quotidiennes. Se pose également la question des fonctionnaires du service public, comme à l’école, l’hôpital ou à la justice, qui voient se dégrader leurs conditions de travail. Ils n’ont plus la capacité d’effectuer correctement leur mission. Il doit y avoir une revalorisation sociale et financière de l’action publique.

"Beaucoup de dirigeants ont conscience qu’ils doivent redonner de l’autonomie à leurs collaborateurs mais cela ne se traduit pas forcément dans les politiques RH"

Vous évoquez l’injonction permanente à la résilience et à l’adaptation. En quoi est-ce encore le signe d’un sacrifice pour les classes figées ?

Nous avons connu une succession de crises très fortes dont l’impact a été important sur le quotidien et le pouvoir d’achat des Français. Aujourd’hui, il est nécessaire de conduire la transition écologique. Mais celle-ci ne pourra se construire que si elle est pensée collectivement. Une forme d’acceptation collective des changements, voire des sacrifices, à opérer est nécessaire pour y parvenir. Par exemple, dans le cadre du Grand Paris est mise en place une zone à faible émission. Ce qui veut dire que trois propriétaires de véhicules sur quatre en Seine-Saint-Denis ne pourront pas circuler d’ici à 2024. L’injonction à la résilience, avec des décisions venues du dessus, pose la question du décalage avec les réalités vécues. Cela ne fonctionne pas.

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas davantage de révoltes sociales ?

J’ai sorti ce livre au moment où la colère des agriculteurs s’exprimait le plus fortement. La colère sociale était certes limitée à un secteur mais celui-ci disposait d’un soutien massif du reste de la population française. Même si le mécontentement n’est pas exprimé de manière globale, nous assistons à des crises sectorielles latentes ou exprimées, comme dans la santé ou la justice, qui, là encore, sont soutenues par la population.

Quelles solutions préconisez-vous ?

Les politiques doivent redonner une forme d’idéal d’émancipation aux individus. Cela passe par un travail sur l’école et la formation tout au long de la vie. Le système éducatif doit redonner sa chance à chacun en réintroduisant de la mixité sociale et scolaire dans l’éducation nationale. Il convient également de faire attention à ne pas porter un coup à la formation continue. Un travail est à mener sur l’organisation des services publics, notamment la justice et la santé, afin de redonner aux salariés de la marge de manœuvre et la capacité à bien accomplir leur mission. Les entreprises et les pouvoirs publics doivent aussi réfléchir aux métiers de demain, à la reconversion, à l’autonomie des salariés. En ce qui concerne les transports, une véritable politique d’investissement est nécessaire afin de répondre aux besoins de mobilité sur l’ensemble du territoire tout en assurant la transition écologique. La puissance publique a l’obligation de porter un regard global sur la situation.

Propos recueillis par Olivia Vignaud

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