Homme d’État tchadien, président du Rassemblement national des Démocrates tchadiens (RNDT) et président du Conseil de Régulation de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), Albert Pahimi Padacké a quitté son poste de Premier ministre de la transition en octobre dernier. L’occasion de revenir avec lui sur la situation tchadienne et d’évoquer plus largement les défis auxquels l’Afrique doit faire face.

Décideurs. Pourquoi avez-vous présenté votre démission et celle de votre gouvernement ?

Albert Pahimi Padacké. D’abord, il convient de se souvenir que la transition tchadienne s’est ouverte dans un contexte douloureux avec la disparition du chef de l’État, tombé au champ d’honneur à 300 kilomètres au nord de N’Djaména, face à une colonne rebelle descendant de Libye. Sa disparition brutale a fait planer le risque d’une profonde déstabilisation. Il a donc fallu se donner la main pour protéger le pays du chaos qui s’annonçait. C’est dans ces conditions que j’ai accepté, après avoir été le principal rival du maréchal Idriss Déby Itno à la présidentielle, d’être nommé Premier ministre de transition durant dix-huit mois, délai au terme duquel nous nous étions engagés à organiser des élections. Dans la feuille de route de la transition, nous avions également pour mission de réconcilier le peuple tchadien avec lui-même. Pour ce faire, nous avons organisé un dialogue national inclusif, intégrant les diasporas et l’ensemble des groupes armés "rebelles". Quelle que soit notre volonté, si nous ne convainquions pas ces groupes de déposer les armes et de rejoindre le camp de la paix, celle-ci ne serait pas durable. Ces discussions, que le Qatar a bien voulu accueillir, ont duré cinq mois, bien au-delà de ce qui était initialement prévu, ce qui n’a pas manqué d’impacter l’ensemble du calendrier de la transition. Nous sommes néanmoins parvenus à maintenir le dialogue national inclusif avec tous les acteurs dans le délai imparti. Et parce que la fin de ce dialogue a ouvert une nouvelle phase dans la transition, il me paraissait important de remettre ma démission pour que d’autres s’engagent dans l’étape suivante. Si j’ai contribué à organiser ce dialogue national, il ne me revenait pas de mettre en œuvre des décisions issues de discussions dont je n’avais pas été partie prenante.

Quels défis attendent Saleh Kebzabo, votre successeur au poste de Premier ministre ?

Peu de temps après avoir quitté mes fonctions de Premier ministre, une manifestation, le 20 octobre, a embrasé les principales villes du pays, engendrant un nombre terrible de victimes. Notre pays est dans une situation assez préoccupante et de ce point de vue, je m’oblige à respecter un délai de décence avant de me prononcer ou pas sur la façon d’aborder la suite de la transition. Je ne veux ni parasiter la mission de mon successeur, ni être celui qui lui indique les défis auxquels il va devoir répondre.

Il faut expliquer à la jeunesse que le chemin vers l’autonomie africaine ne consiste pas à baisser le drapeau d’une puissance étrangère pour hisser celui d’une autre

Que pouvez-vous nous dire des conflits en Afrique ?

Ils sont constitutifs de plusieurs facteurs, ce qui rend la réponse à votre question difficile. Pour n’en citer que les principaux :  les crises économiques couplées à la pauvreté sont sources de conflits ; le changement climatique, la progression du désert du nord vers le sud et les déplacements de populations qui en découlent, en constituent d’autres. Se pose également la question de la démographie qui ne coïncide pas toujours avec les moyens de subsistance des populations. Sans oublier le djihadisme et le terrorisme qui affectent le continent africain de plein fouet actuellement. Plusieurs facteurs contribuent donc à l’émergence de ces conflits. Au-delà de tous ces facteurs, il y a la problématique de la bonne gouvernance et celle de la pratique de la démocratie électorale. À ce titre, j’ai toujours en tête une citation d’Omar Bongo : "En Afrique, on n’organise pas des élections pour les perdre." C’est bien sûr la question de l’alternance politique, de la répartition des ressources nationales en matière d’équité et de justice. Voilà ce qui fait que l’Afrique est confrontée à des conflits que toutes les tentatives de médiation n’ont, jusqu’à aujourd’hui, pas réussi à résoudre.

Quelles solutions pourraient y mettre un terme ?

Le défi reste entier pour le continent africain. J’observe, comme tout le monde, que la jeunesse africaine a tendance à s’en prendre à tel ou tel partenaire, à le considérer comme la source de tous les maux de l’Afrique. Mais l’avenir du continent ne peut pas se jouer sur le simple fait d’être sorti d’une dépendance ancienne, à laquelle on impute toutes nos difficultés d’aujourd’hui, pour plonger dans une dépendance nouvelle. Il faut expliquer à cette jeunesse que le chemin vers l’autonomie africaine ne consiste pas à baisser le drapeau d’une puissance étrangère pour hisser celui d’une autre. Il nous faut trouver notre propre voie en matière d’indépendance et donc de coopération.

Vous défendez une forme de panafricanisme ?

Cela dépend de la définition que vous en avez. Aucun pays n’est en mesure de se déclarer autosuffisant dans le monde globalisant d’aujourd’hui. Je pense d’ailleurs que les Africains doivent assumer leur indépendance dans une forme de coopération avec leurs différents partenaires. Qu’est-ce que l’indépendance au fond si ce n’est d’assumer ses propres responsabilités ? Je suis de ceux qui n’oublient pas que l’Afrique est débitrice d’un passé malheureux, victime de la traite négrière, de la colonisation. Il n’y a rien à dire là-dessus : il s’agit d’actes condamnables qui s’inscrivent dans la violation des droits humains. Pourtant, justifier nos lacunes comme nos manquements par la seule évocation de ce passé n’est pas responsable. Cela fait plus d’un demi-siècle que nous sommes indépendants, il nous revient de prendre en main notre propre destin sans chercher systématiquement un bouc émissaire. Je n’ignore pas non plus les difficultés que l’Afrique connaît aujourd’hui. Un espace dans lequel les Russes, à travers Wagner, et l’Occident, à travers la France, se mènent une lutte d’influence sans merci ; ce qui n’est pas sans rappeler, d’une certaine façon, ce qui se passait pendant la Guerre froide. Il nous revient de défendre nos intérêts plutôt que d’accuser nos partenaires d’hier et de glorifier ceux de demain. Ceci suppose que les dirigeants africains soient en phase avec leur peuple. Cette harmonie passe par la démocratie et le principe de redevabilité des politiques envers ceux qui les ont élus.

Quels enseignements tirez-vous de la Cop27 ?

Je n’en ai pas suivi les débats dans le détail mais de façon générale, il y a une certaine justice à ce que les pays industrialisés, majoritairement responsables du changement climatique actuel, accompagnent les pays moins développés, qui n’en sont que les victimes. Est-ce que l’annonce de la création d’un fonds à la COP27 va résoudre le problème ? Je n’ai pas la réponse mais la question du financement des pays africains vers une industrialisation propre n’est pas nouvelle et a animé les COP précédentes. J’espère que la COP27 donnera de meilleurs résultats que les COP antérieures.

Aucun pays n’est en mesure de se déclarer autosuffisant dans le monde globalisant d’aujourd’hui

Cette prise de conscience du réchauffement climatique s’étend-elle en Afrique ?

Les populations ne sont pas nécessairement au fait de ces terminologies mais sont touchées dans leur chair par le dérèglement climatique. Elles ne pourraient pas l’être plus concrètement. La multiplication des catastrophes naturelles, la baisse de la pluviométrie, les épisodes de pluies torrentielles qui dévastent les champs les affectent directement.

Au point de quitter le continent ?

Je ne sais pas quelle sera l’ampleur de ces mouvements de population. Le dérèglement climatique a déjà un impact sur les denrées alimentaires et la disponibilité de l’eau. Si la tendance ne s’inverse pas rapidement, des zones entières vont devenir inhospitalières. J’en veux pour preuve le bassin du lac Tchad qui est passé d’une superficie de 25 000 kilomètres carrés il y a quarante ou cinquante ans à 2 500 aujourd’hui. Les habitants alentours, notamment les pêcheurs, sont forcés de quitter leurs habitations pour rejoindre d’autres zones et apprendre d’autres métiers. On observe des flux de population en direction du sud où les pluies sont plus abondantes, et même jusqu’au bassin du Congo. Compte tenu de la démographie actuelle et des mouvements qui l’accompagnent, le Congo ne pourra pas accueillir longtemps ces populations et la migration vers l’Europe va s’accentuer. Il apparaît donc urgent que les pays industrialisés investissent en Afrique pour inverser la tendance et permettre aux populations de préserver leurs conditions de vie. 

Propos recueillis par Alban Castres

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