Habituellement invisibles, de nombreux emplois manuels ont pris la lumière à la faveur de la crise sanitaire. L’occasion de les réhabiliter estime le journaliste et économiste britannique David Goodhart qui dévoile plusieurs pistes dans La Tête, le Cœur et la Main.

Les amateurs de romans post-apocalyptiques connaissent probablement cette scène issue du cultissime World War Z de Max Brooks : les survivants d’une invasion zombie, retranchés en Californie, doivent rationner leurs ressources. Désormais priorité est donnée aux travailleurs manuels et aux soignants. Les avocats, comptables et autres consultants se retrouvent relégués tout en bas de l’échelle sociale.

Fourquet et Guilluy, sauce anglaise

Selon David Goodhart, la crise sanitaire est quelque peu similaire. Du jour au lendemain, nous avons découvert à quel point les métiers de "main" (éboueurs, caissiers, agriculteurs…) et de "cœur' (aide-soignants, médecins, psychologues, pharmaciens…) étaient indispensables à la bonne marche d’une société. Inversement, les millions de salariés dotés d’un Bac+5 et travaillant dans le secteur tertiaire ont fait preuve de leur inutilité relative. Leur seule contribution ? Applaudir de leur balcon. La Covid-19 a, selon l’économiste britannique, mis en exergue le mauvais fonctionnement de notre société dominée par la "classe cognitive".

"Cinq ans après leur sortie de la faculté, presque un tiers des diplômés occupent  des emplois qui ne demandent aucun diplôme"

Et lorsque Goodhart déploie ses idées, on écoute. L’intellectuel, notamment auteur de l’ouvrage Les Deux Clans qui décortique la montée du populisme en Occident, fait partie du cercle très fermé des penseurs dont le travail bouleverse les certitudes de la classe politique. Une sorte de Jérôme Fourquet ou de Christophe Guilluy à la sauce anglaise, en somme. 

Diplômes inutiles

Selon lui, cette situation de domination de la classe cognitive est liée aux Trente Glorieuses, période durant laquelle les gouvernements occidentaux ont émis l’hypothèse qu’un futur radieux passerait par une économie de plus en plus intellectuelle et spécialisée, d’où la nécessité d’envoyer sur les bancs de l’enseignement supérieur la plus large proportion possible de jeunes. Seul hic, "au Royaume-Uni et aux États-Unis, cinq ans après leur sortie de la faculté, presque un tiers de diplômés occupent des emplois qui ne demandent aucun diplôme". Cette situation génère des millions de jeunes frustrés ayant le sentiment d’être inutiles et sous-employés. Les travailleurs de la "main" et du "cœur", de leur côté, sont dotés de compétences précises et non reconnues. Eux aussi se sentent à l’écart d’une société qui, dans les faits, accorde toutes les "gratifications sociales et financières" à une petite minorité de "diplômés d’élites", qui de plus en plus s’auto-reproduit. En bref, la majorité est insatisfaite.

Tabou à briser

Pour obtenir une société plus équilibrée, il faut selon Goodhart briser un tabou : dans l’intérêt de tous, il est inutile d’inciter les jeunes à faire aussi massivement des études. Mieux vaut anoblir les métiers du "cœur" et de la "main". L’Allemagne, la Suisse et l’Autriche seraient des exemples à suivre. Tant pis pour les établissements privés qui font un business de diplômes en carton. L’intérêt général impose de réduire le nombre de diplômés, tout en faisant en sorte que les "heureux élus" viennent de toutes les classes sociales. Un défi de taille pour rendre meilleur le tant attendu "monde d’après".

Lucas Jakubowicz

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