Haïm Korsia, éloge de l’imparfait
Une couverture sombre sans être tout à fait noire, traversée d’un trait de lumière oblique qui, à lui seul, introduit le contraste et suggère l’ouverture. L’œuvre est signée Pierre Soulages. Le texte qu’elle inaugure et d’une certaine façon illustre, lui, est de Haïm Korsia, le Grand-Rabbin de France qui, en mars dernier, publiait Réinventer les Aurores, un livre plaidoyer en faveur de cette République dont, estime-t-il, à force de compromissions et de renoncements, de petites lâchetés et de grandes trahisons, on a détourné la vocation initiale, l’ambition et la portée.
Loin du recueil de plaintes sur le délitement de nos sociétés modernes, l’ouvrage se veut porteur d’espoir et de solutions. "Un manifeste contre l’indifférence", un appel au ré-enchantement du contrat social et à l’émergence d’une politique "de la jubilation" : fraternelle sans être béate. Lucide dans le constat, optimiste dans les solutions. Consciente du présent et tournée vers l’avenir.
S’éveiller et s’émerveiller
D’ailleurs, dès les premières lignes, Haïm Korsia annonce la couleur. "Réinventer les aurores, c’est retrouver le souffle des premiers matins de la République, c’est s’éveiller et s’émerveiller." Non pas en cédant à l’angélisme mais, au contraire, en prenant conscience des manquements à l’œuvre pour se donner les moyens de "reconstruire la trame de notre société menacée".
Sans en nier les failles en les assumant. D’où ce choix à haute portée symbolique d’une œuvre de Soulages pour illustrer son propos. Une toile obscure qui, "posée pile", devient lumineuse, selon cette technique de "l’outre-noir" à partir de laquelle le peintre joue sur les contrastes pour éclaircir l’ombre.
Lorsqu’il y a un an et demi il rencontre le maître et découvre son œuvre, Haïm Korsia y perçoit le reflet de sa propre réflexion. Une approche tout en nuance de la société actuelle qui, selon lui, se caractérise non par ses manquements mais par ses potentialités. "Cette toile, il suffisait de la bouger un peu, d’en modifier légèrement l’angle pour en perce- voir la lumière, résume-t-il. J’y ai vu une parabole de ce que nous sommes : un petit pays avec ses failles – ses gilets jaunes, ses grèves, ses frilosités et ses tentations de repli – et ses grandeurs."
Une société que l’on peut résumer à ses imperfections ou, à l’inverse, élever à la hauteur de ses ambitions. "La toile de Soulages dit cela, poursuit-il. Cette possibilité de tout voir en sombre ou de retenir le trait de lumière." Lui, a choisi le trait de lumière, et le champ des possibles qu’il suggère.
Contre la tentative de perfection
Aux antipodes de l’idéal d’homogénéité qui, selon lui, tend de plus en plus à s’imposer. "La tentation actuelle consiste à vouloir une société uniforme ; pour ma part, je pense que la société doit être unitaire mais pas uniforme, explique-t-il. Tout le génie de la République est là : dans sa capacité à proposer non pas une trajectoire pour tous mais un projet pour chacun, capable de s’adapter aux individualités."
"Je pense que la société doit être unitaire sans être uniforme. Tout le génie de la République est là"
De transcender les aspérités sans chercher à les lisser. "Une promesse unique qu’on cherche à imposer ce n’est plus la république, c’est le fascisme", assène Haïm Korsia avant de citer Leonard Cohen et son éloge de l’imparfait : "Oublie ton projet de perfection, il y a une fissure en toute chose, c’est ainsi qu’entre la lumière."
Pour le Grand-Rabbin de France c’est cette faille qui est à valoriser. Cette ligne de fuite qui, comme le "rayon de lumière qui vient briser l’obscurité" dans les toiles de Soulages, permet de nuancer le constat univoque d’une société dirigée par ses peurs et tentée par le repli sur soi pour y introduire l’espoir d’un vivre-ensemble à réinventer. Plus proche de l’idéal républicain des premiers temps que de "la société de défiance" qui tend à s’imposer. Pour cela, Haïm Korsia lance un appel à la vigilance. "La République n’est pas un acquis sur lequel se reposer, rappelle-t-il. Elle est un idéal à reconstruire chaque jour." Un idéal qui requiert de renouer avec le sens de l’engagement comme avec "la puissance de la fraternité".
Réparer le monde
Celle qui se manifestera avec force et spontanéité au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan ou, il y a un an, lors de l’incendie de Notre-Dame. Ces instants de communion et de solidarité dans lesquels le Grand-Rabbin décèle, plus qu’un élan passager, "le souffle des premiers matins de la République". Pour ce responsable religieux d’un peuple qui, rappelle-t-il, "a toujours été un symbole d’altérité" et, au fil des siècles, a payé cher la tentation, chez d’autres, de l’uniformité, la première des violences tient en cela. En cette défiance croissante envers celui qui incarne "l’autre", en cette montée du préjugé qui s’assume et s’affiche. C’est pourquoi il le répète : "Réinventer les aurores, c’est retrouver le sens et la promesse originelle du rêve républicain."
Pas celui, factice et à haut risque, d’une promesse unique imposée à tous avec, à la clé, "la tendance à l’infantilisation des citoyens » qu’elle implique. Non. Celui du respect des individualités et de l’acceptation de leurs altérités. Un projet de "réparation du monde" dans lequel, insiste-t-il, chacun a une responsabilité. Celle de ne plus se contenter de "constater et déplorer la faille mais de se mettre en mouvement pour la réparer". Chacun devant, dès lors s’emparer de cette ambition républicaine sans s’en remettre pour cela à "la société", ce concept aussi vaste que commode dans lequel la responsabilité de faire comme la faute imputée revient toujours "à l’autre". Cet autre aujourd’hui appréhendé comme un risque à circonscrire alors que l’idéal républicain en avait fait une fierté à conquérir.
Caroline Castets