Femme d’action et de terrain aussi peu versée dans l’art de la temporisation que dans celui du calcul politique, Christiane Féral-Schuhl a toujours « marché à l’envie ». Celle de faire, de changer, d’avancer… Portée par ses convictions comme d’autres le sont par leurs ambitions, entière et déterminée, voire volontiers indignée, elle œuvre depuis plus de dix ans, d’abord en tant que bâtonnier et aujourd’hui en tant que présidente du Conseil national des barreaux, à redonner aux avocats "leur place dans la cité" et à l’ensemble de la profession une cohésion qui s’était érodée. Portrait d’une insoumise.

Des milliers d’avocats dans la rue, jetant leur robe au sol et brandissant des pancartes anti-réforme des retraites… le spectacle a de quoi surprendre. Il a surtout de quoi réjouir Christiane Féral-Schuhl pour qui cette mobilisation inédite a déjà un goût de victoire. Pas encore sur le gouvernement et son projet de régime universel pour tous, mais sur les dissentions en tout genre qui, après avoir longtemps divisé la profession font aujourd’hui place à une unité sans faille. Pour la présidente du Conseil national des barreaux, le phénomène est suffisamment inhabituel pour mériter qu’on s’en réjouisse ; même en période de crise. Surtout en période de crise. "Nous ne sommes pas une profession qui a l’habitude de faire bloc, ni de manifester, mais nous sommes une profession capable de faire acte de résistance ; or aujourd’hui, la cohésion est telle que 100 % des barreaux sont en grève, se félicite-t-elle. Comme si l’exaspération accumulée avait déclenché chez les avocats une grande vague de solidarité". L’exaspération, certes, mais aussi l’arrivée à leur tête, il y a deux ans, de cette femme d’action et de convictions ; peu portée sur le calcul politique mais passée maître dans l’art de pousser les portes et de forcer le destin. Le sien, comme celui de la profession qu’elle représente.

Exaspération

Profession qui, estime-t-elle, connaît une crise sans précédent ; née d’une accumulation de réformes à marche forcée et, aujourd’hui, exacerbée par celle des retraites, perçue comme dogmatique et injuste. "La réforme de la justice avait déjà mis la profession sous tension en instaurant un climat extrêmement anxiogène, explique Christiane Féral-Schuhl. En venant s’y ajouter, la réforme des retraites a débouché sur une colère inédite".

"Nous ne sommes pas une profession qui a l'habitude de faire bloc, ni de manifester; mais nous sommes une profession capable de résistance"

Une colère "et une détresse", précise celle qui invoque, pêle-mêle, une succession de passages en force de la part du gouvernement et le prisme unique, chez celui-ci, de "l’économie à réaliser au détriment de l’investissement à consentir", le "rythme fou" des réformes et l’absence de dialogue pour les accompagner, le manque de considération et, aujourd’hui, la décision de rallier les avocats au régime universel. Autrement dit, résume-t-elle, de "priver la profession d’un régime autonome qui fonctionne" pour lui en imposer un autre "aux conséquences économiques désastreuses". Tout comme les milliers d’avocats qu’elle représente, Christiane Féral-Schuhl est indignée et, conformément à son habitude, elle n’entend ni temporiser, ni patienter, mais bien user de cette détermination collective pour contraindre le gouvernement à entendre "l’exaspération de toute une profession".

L’avocat dans la cité

Après tout, c’est pour cela qu’il y a dix ans, elle décidait de se présenter au bâtonnat. "Pour se donner les moyens de faire avancer les projets auxquels je croyais", résume-t-elle. Pour obtenir des avancées en faisant de ses convictions des leviers de changement, conformément à une propension à l’action qui, chez elle, n’attendra pas le temps des grandes batailles collectives et des mobilisations médiatiques pour se manifester. Pour preuve, cette décision brutale, prise à dix-huit ans, de quitter seule le Canada où, avec sa famille, elle vit depuis près de dix ans pour rentrer à Paris. "Pour retrouver des racines", certes, mais aussi pour "mettre de la distance". Elle a été prévenue : "Si tu pars, tu te débrouilles". Ce qu’elle va faire, finançant ses études en travaillant des années durant comme secrétaire chez un médecin.

À Assas, où elle s’est inscrite, elle découvre dans le droit, au-delà des règles énoncées, quelque chose de l’ordre du lien, essentiel et invisible, qui, sans qu’on en ait conscience, sous-tend toute forme de société. C’est une révélation. "Si cette discipline m’a tout de suite passionnée c’est grâce au professeur Philippe Malaurie qui, le premier, m’a permis de réaliser à quel point le droit était partout, se souvient-elle.  Avec lui, j’ai compris à quel point il était structurant dans la vie de la cité, indispensable au fonctionnement de la société et à celui de l’individu". Une matière noble sans être désincarnée, insiste Christiane Féral-Schuhl qui, depuis des années, s’emploie à casser l’image de "l’avocat dans son cabinet pour restaurer celle de l’avocat dans la cité". Proche, accessible, solidaire aussi.

"Agir"

Après le Capa viennent les premières fonctions dans un cabinet d’avocat où, rapidement, elle s’ennuie. On lui suggère d’être patiente. "Je ne peux pas", répond simplement celle qui, une fois de plus, part sur un coup de tête, "sans filet". La présidente du CNB le reconnaît à demi-mot : temporiser, se résigner, ce n’est pas son registre. Elle, depuis toujours, s’accomplit dans l’action, dans les avancées concrètes et les victoires arrachées, et fonctionne à l’envie. Celle qui, sans qu’on en ait conscience, donne le courage d’agir et de forcer le destin. Que ce soit pour s’approprier un territoire, ce qu’elle fera, dès ses premières années d’exercice, avec le droit du numérique où elle se taille rapidement une réputation d’experte – ou de s’imposer là où l’on ne l’attend pas. À la Carpa (Caisse des règlements pécuniaires des avocats) d’abord – où, inconnue au bataillon, elle est propulsée à trente ans – puis au bâtonnat où, "contre toute attente", elle est élue en 2010 et, il y a un peu plus de deux ans, au Conseil national du barreau dont elle devient la première femme à accéder à la présidence sans avoir conscience de la portée symbolique de son élection. "Pour moi, ce n’était pas un sujet " élude simplement Christiane Féral-Schuhl qui, fidèle à son habitude, se contente d’avancer, tendue vers cette ambition inchangée qu’elle résume en un mot : "agir". Pour changer l’image de l’avocat dans la société et le fonctionnement de la profession dans son ensemble, pour aplanir les dissensions et restaurer l’unité, pour défendre et rassembler. Jusqu’à parvenir à faire de la crise actuelle la démonstration d’une solidarité retrouvée. Respect.

Caroline Castets

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