C’est un sujet dont on parle dans les couloirs en toute discrétion et que les responsables des ressources humaines, juridiques et de la sécurité évoquent avec mille précautions. Quant aux autorités publiques engagées dans la lutte antiterroriste, elles tentent un discours audible mais avancent tout de même masquées. État des lieux de la gestion du phénomène religieux par les entreprises.

Le sujet est tellement sensible que les services de l’État chargés de la lutte antiterroriste sont tiraillés entre la nécessité de parler, d’informer et de former, et celle d’agir de manière coordonnée en toute discrétion. Un exemple parle de lui-même?: à la sortie de deux conférences quasi confidentielles organisées par l’Association française des juristes d’entreprise et Osborne Clarke, aucun nom ni photo ni propos ne peuvent être publiés pour ne stigmatiser personne puisqu’aucun discours officiel n’existe encore. En d’autres termes, les entreprises doivent être averties des risques qu’elles encourent, elles doivent être formées aux outils de prévention et d’action, mais sans trop poser de questions.

 

Les entreprises ne sont pas épargnées

De quoi parle-t-on exactement?? Il apparaît que dans l’imaginaire collectif, les terroristes impliqués dans les événements tragiques survenus en France et en Europe sont désociabilisés, sans emploi, voire perturbés psychologiquement. Mais ce constat ne doit pas cacher une réalité?: les entreprises ne sont pas épargnées par la menace terroriste. Une telle évolution extrémiste de la pratique religieuse par une nouvelle génération de musulmans touche les salariés. Certains croyants, craignant « mal faire », pratiquent la surenchère dans l’application des préceptes religieux. Comme ce chauffeur de bus refusant de s’asseoir sur un siège occupé précédemment par une femme alors qu’aucun verset du Coran ne l’interdit… Une minorité de musulmans multiplie ainsi les demandes de dérogation au traitement général des salariés s’agissant de l’alimentation, de la tenue vestimentaire, des horaires, des temps de pause, etc. À l’Uclat (Unité de coordination de la lutte antiterroriste), le constat est brutal?: l’époque où les ouvriers musulmans de l’usine Renault à Boulogne pouvaient se réunir dans une prière collective sans perturber la production semble bel et bien révolue.

 

« Force orientale »

Le premier risque est une déstabilisation du vivre ensemble professionnel et une accumulation des tensions entre salariés. L’exemple type est celui du verrouillage des syndicats par des pratiquants radicaux (lire encadré ci-contre). Les pressions pour imposer une religion et les menaces de mouvements sociaux rendent alors toute discussion avec la direction impossible. Le directeur général de Renault, Jean-Claude Bailly, aurait ainsi qualifié le syndicat FO de « force orientale ». Un aveu ironique d’impuissance.

 

Vient ensuite l’atteinte à la réputation si la presse est informée de dérives graves. Certaines organisations d’extrême droite antimusulmanes peuvent alors en faire usage comme propagande. Cela a été le cas par Riposte laïque qui a filmé des salariées de la RATP victimes de misogynie, renvoyant l’image d’une entreprise à la merci d’une communauté musulmane radicalisée. Enfin, la menace terroriste est bien présente au sein de l’entreprise, qu’elle vienne d’un salarié ou de l’extérieur.

 

Des Entreprises cibles

Certains secteurs sont particulièrement visés par la menace?: le transport de personnes, de marchandises et de matières dangereuses (ferroviaire et aérien notamment), les centrales nucléaires, les sites classés Seveso[1], la défense nationale, toutes les administrations publiques, les services de police, de gendarmerie et les prisons, l’éducation nationale et les sociétés de sécurité privée. Si 40?% des entreprises concernées sont réglementées, celles qui sont soumises au droit commun du travail posent plus de difficultés. En effet, sans le barrage d’un certificat d’aptitude après formation diplômante dans les entreprises de sécurité par exemple, d’un agrément ou d’une évaluation régulière, la direction n’a aucun rempart face aux profils à risque.

Le cas d’un groupe espagnol et de son directeur marketing radicalisé qui a utilisé les fichiers de contacts à des fins de propagande ciblée peut être cité.

Surtout, toutes les entreprises considérées comme ennemies de Daech peuvent être la cible d’un attentat, c’est-à-dire celles ayant une forte charge symbolique ou étant engagées à divers niveaux (défense, médias) ou encore celles développant des activités contraires aux « bonnes mœurs » des fondamentalistes (produits alcoolisés, élevage de porcins, etc.). La menace est d’autant plus forte que l’atteinte peut se produire via les propres moyens de l’entreprise. Le cas d’un groupe espagnol et de son directeur marketing radicalisé qui a utilisé les fichiers de contacts à des fins de propagande ciblée peut être cité. Fin 2016, un membre des services secrets allemands a été interpellé pour avoir divulgué des informations classées secret-défense sur les réseaux
de communication islamistes. Un risque d’autant plus grand que l’individu occupe un poste à responsabilité.

 

La menace globale

Étant donné que la radicalisation précède le passage à l’acte, l’État a besoin du concours de la société civile. Certes, dans la grande diversité des cibles énumérées par la propagande islamiste, aucune entreprise n’y figure. Mais l’atteinte de juin 2015 contre un site industriel de Saint-Quentin-Fallavier est l’application de la menace globale énoncée par le porte-parole de Daech (« droné », selon le jargon des services antiterroristes, en août 2016) Abou Mohammed al-Adnani?: « Si vous ne pouvez pas trouver d’engin explosif ou de munition, alors isolez l’Américain infidèle, le Français infidèle, ou n’importe lequel de ses alliés. Écrasez-lui la tête à coups de pierre, tuez-le avec un couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le dans le vide, étouffez-le ou empoisonnez-le. »

 

Un aveuglement lourdement préjudiciable

Pourtant, nombreuses sont les entreprises à ignorer le sujet. Que peuvent-elles faire?? Dans un premier temps, commencer par mettre en place les outils de détection de la radicalisation. L’Uclat a réalisé une grille d’indices qui, schématiquement, indique comment réagir. La stricte observance de l’islam (ramadan, prières quotidiennes, port de l’habit traditionnel) nécessite une approche conciliatrice. Vigilance et fermeté sont recommandées en cas de prières collectives, de rejet de la hiérarchie féminine, de relations conflictuelles avec le personnel féminin, d’intolérance envers les musulmans non pratiquants ou lors du retour du pèlerinage en terre sainte. Enfin, solliciter
les services de renseignement en cas de signes d’intérêts pour les vulnérabilités de l’entreprise, de pratique intensive de certains sports, de changement de situation financière ou de disparition soudaine de signes d’appartenance religieuse. À la liste des signaux alarmants, s’ajoutent, bien évidemment, les discours antisémites, d’apologie du terrorisme, le prosélytisme ou la consultation de propagande djihadiste sont encore des signaux alarmants.

Vigilance et fermeté sont recommandées en cas de prières collectives, de rejet de la hiérarchie féminine, de relations conflictuelles avec le personnel féminin, d’intolérance envers les musulmans non pratiquants ou lors du retour du pèlerinage en terre sainte.

Lorsqu’un faisceau d’indices est constitué, la première des démarches est le signalement. Qu’il soit effectué en appelant un numéro vert[2] ou en contactant la préfecture, tous aboutiront au même endroit?: chez le préfet. Mais ensuite?? Les directions se plaignent du manque de suivi des procédures, d’un silence anxiogène des autorités. On avertit, puis plus rien. En réalité, le signalement permet d’inscrire l’individu dans le fichier de traitement des signalés pour la prévention de la radicalisation, communément appelé « fichier S », inscription qui sera suivie d’une enquête de terrain.

 

L’entreprise doit s’impliquer

La gestion du fait religieux ne repose pas uniquement sur les directions de la sécurité, juridique, des ressources humaines ou sur le responsable éthique. Toute l’entreprise doit s’impliquer afin que la pratique de la religion soit compatible avec le contrat de travail, le règlement intérieur, les grilles d’évaluation et les conditions de travail (hygiène, sécurité, santé). Un bon réflexe veut qu’une demande d’aménagement du temps de travail soit examinée comme une demande administrative classique, extérieure au fait religieux. C’est ce que recommande le « guide du fait religieux dans les entreprises privées » élaboré par le ministère du Travail en janvier 2017. La pratique démontrera la possibilité ou l’impossibilité d’accéder à cette demande?: la salariée couverte d’un voile la mettant en danger à un poste d’opératrice d’une machine-outil ou l’aménagement d’un emploi du temps induisant une surcharge de travail pour les autres membres de l’équipe ne peuvent ainsi être tolérés. L’entreprise qui aura élaboré des outils de détection et de prévention sera la mieux à même de se protéger. Il s’agit de déterminer une ligne claire de la direction pour affirmer le soutien aux managers, de définir les responsabilités de chacun et de mettre en place un réseau informel de référents pour faire remonter les cas et en assurer le suivi (des référents qu’il faut former à la discrétion et au dialogue), d’établir le diagnostic sans négliger les fonctions d’encadrement, de toiletter le règlement intérieur ou la charte éthique, de ne jamais se placer sur le terrain religieux et de ne pas surréagir aux situations non conflictuelles. La spécialiste de l’islam radical anciennement missionnée par Bernard Cazeneuve, Dounia Bouzar[3], le dit elle-même?: « Attention à ne pas discriminer les musulmans et à ne pas faire le jeu de Daech. » Un message tout en subtilité passé par une des représentantes de la société civile engagée dans la lutte antiterroriste. Lutte qui a, par ailleurs, mobilisé des moyens publics importants, confiés au privé sans grande vérification…

 

Pascale D'Amore

 

[1]. Tiré du nom de la catastrophe industrielle survenue dans la ville de Seveso en Italie en 1976,

 

[2]. Numéro vert stop-djihadisme?: 0800.00.56.96

 

[3]. Coauteur notamment de Allah a-t-il sa place dans l’entreprise, Albin Michel, 2009, 224 pages, 15,20 euros

 

 

RATP?: Le cas d’école

La RATP est souvent citée comme un exemple d’infiltration des instances représentatives du personnel par les intégristes, bloquant dès lors le dialogue avec la direction et entraînant la dégradation des situations personnelles et collectives. Pourtant, l’entreprise a inséré en 2005 le principe de laïcité dans les contrats de travail, sans pour autant parvenir à prévenir les comportements déviants. Il semblerait que les troubles occasionnés soient dus à un manque de communication de la direction en interne?: les managers ignoraient si ce principe de laïcité était une position ferme de la direction ou une simple posture. Certains responsables d’équipes l’ont pris suffisamment à la légère pour tolérer des comportements à risque. La clé se situe certainement dans l’énoncé clair et précis d’une règle comprise par tous et par l’encadrement des managers qui doivent se sentir soutenus. Et, passé le temps de la pédagogie, la sanction doit intervenir, jusqu’au licenciement, pour ne pas laisser un salarié affirmer que «?les règles de sa religion sont supérieures à celles de l’entreprise?».

 

 

Quelles sont les infractions pénales qui peuvent être utilisées??

Les plus rares sont l’apologie du terrorisme, l’injure et l’incitation à la haine. Les plus fréquentes sont la consultation de sites djihadistes de manière habituelle et sans motif légitime par une personne identifiée comme étant musulmane, et la discrimination envers les femmes. Le dépôt d’une plainte informera le parquet de l’existence de ces comportements et protégera l’employeur responsable d’une obligation de sécurité de résultat.

 

 

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