Jean-Jacques Neuer est avocat et membre du Legal Affairs Department de l'ICOM (Conseil international des musées). Spécialiste du marché de l'art, il nous livre son analyse sur cet écosystème en proie à des évolutions capitales.
Décideurs. Selon le site spécialisé Artprice.com, le chiffre d’affaires du marché de l’art a augmenté de 26 % entre 2013 et 2014. Comment expliquer cette tendance ?
Jean-Jacques Neuer. L’art est devenu une classe d’actifs. Le marché des œuvres d’art se dématérialise et opère dans le même temps un mouvement vers la financiarisation et la titrisation. Les transferts de capitaux sont toujours plus importants et illustrent les grands changements qui secouent notre société. Le nombre de milliardaires ne cesse de croître et l’art est devenu une nouvelle icône de richesse. À cela s’ajoute la multiplication des musées (notamment en Asie et au Moyen-Orient), des fondations et des collections privées qui participent à l’irrésistible escalade des prix. Les grands philanthropes soutiennent aussi cette tendance de fond lorsqu’ils ouvrent des musées à titre individuel.

Décideurs. Le risque d’une bulle spéculative est-il réel dans ce contexte ?
J.-J. N. Il faut avoir en tête que les risques spéculatifs existent toujours, mais qu’à propos du marché de l’art, nous parlons de goût, de tendance et de mode. La bulle spéculative autour du marché de l’art en général est moins importante et moins opaque que dans la finance. Certains noms, certaines œuvres sont reconnues comme des références pour l’histoire de l’art : par exemple un Picasso, un Giacometti ou un Brancusi resteront toujours emblématiques d’un mouvement artistique et philosophique. Ces chefs-d’œuvre offrent une stabilité et une prévisibilité au marché. Toutefois, les œuvres d’art sont de plus en plus prisées par des acquéreurs potentiels en constante augmentation. Le marché de l’art est un marqueur des mutations de notre temps et l’explosion des prix souligne l’apparition de nouveaux acheteurs et de nouvelles valeurs dominantes.

Décideurs. Quels sont les enjeux autour de la multiplication des musées ?
J.-J. N. Nous sortons d’une période historique où de nombreuses civilisations ont voulu instaurer un homme nouveau en faisant table rase du passé. Aujourd’hui au contraire, la réappropriation de l’histoire et du passé est un trait caractéristique de notre modernité. Autre particularité essentielle de notre époque : il y a plus d’hommes vivants dans notre génération que de morts des générations passées. On assiste au retournement de la pensée d’Auguste Comte qui affirmait : « L’humanité se compose de plus de morts que de vivants. » La société est prise de vertiges lorsqu’elle se penche sur ce constat, et se sent obligée de chercher des signes et des œuvres qui font sens. En plus d’un véritable marché, l’augmentation du nombre de musées répond donc à un mouvement historique et à une prise de conscience métaphysique très forts.

Décideurs. Les enchères sur Internet représentent-elles davantage une menace ou une opportunité ?
J.-J. N. La transparence offerte par Internet est à la fois son plus grand avantage et un grave inconvénient. Le marché de l’art, autrefois critiqué pour son opacité, profite d’une meilleure circulation de l’information. Il est louable que tout le monde puisse avoir accès aux enchères, aux cotes des artistes, etc. La masse de données disponibles sur ce marché est impressionnante. Cependant, cela peut être trompeur, et même aller à l’encontre des lois particulières de cet écosystème. On ne peut pas identifier un peintre ou une œuvre à une cote. Les meilleurs marchands d’art estiment une œuvre à travers leur sensibilité propre. La découverte de peintres extraordinaires est liée à une perception unique du beau, et non pas du précieux en fondant son jugement sur une base de données. C’est pourquoi un grand marchand est un acheteur d’exception avant d’être un bon revendeur. Le piège d’Internet est le suivant : voir beaucoup de choses, mais perdre de vue l’essentiel. C’est un véritable paradoxe d’observer les données gagner autant d’importance sur le marché de l’art.

Décideurs. Quels sont les principaux défis de l’Icom (International Council of Museums), dont vous êtes un membre actif ?
J.-J. N. L’art est aujourd’hui un enjeu de politique internationale. Les récents événements au musée juif de Bruxelles ou au musée du Bardo à Tunis posent des questions fondamentales quant à la sécurité de ces lieux. Les musées et les objets d’art sont les idoles de nos sociétés sécularisées, et ce revirement du sacré est une source de tension avec les fanatiques religieux. Les musées et œuvres d’art sont attaqués au titre de la nouvelle position qu’ils occupent. Les défis politiques sont alors gigantesques. En parallèle, les revendications d’œuvres par les gouvernements des pays d’origine et les dénonciations des réécritures de l’histoire alimentent les querelles autour des musées. D’autres sujets reviennent régulièrement sur le devant de la scène comme le trafic international d’objets d’art, ou les problèmes autour de l’authenticité des œuvres. Enfin, avec la popularisation prochaine de l’imprimante 3D et d’une manière plus générale avec le développement spectaculaire de la numérisation des moyens de production, les contours de la définition de l’œuvre d’art devront être revus. Si un artiste à New York transmet par Internet pour une exposition à Hongkong le fichier des données nécessaires à la production de son œuvre, on sent bien que la notion d’œuvre authentique commence à migrer de l’objet vers l’idée.

Propos recueillis par Thomas Bastin

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