Le champ d'application territorial du Règlement Titrisation fait l'objet de vifs débats depuis son entrée en vigueur en 2019. La Commission européenne vient de confirmer une interprétation restrictive des textes qui restreint drastiquement la possibilité pour les investisseurs européens d'investir dans les titrisations émises hors de l'UE.
Un investisseur européen peut-il investir dans une titrisation de pays tiers ?
La Commission européenne, dans un rapport publié le 10 octobre 2022(1), a mis fin au débat relatif au champ d'application territorial des obligations d'information prévues à l'article 7 du Règlement (UE) 2017/2402, dit "Règlement Titrisation". Cet article 7 oblige l’initiateur, le sponsor ou l'entité ad hoc (SSPE) d'une titrisation à remettre aux investisseurs la documentation sous-jacente de l'opération avant le pricing, et à leur communiquer des rapports périodiques préparés conformément à des modèles établis par l'ESMA, qui incluent des informations particulièrement détaillées sur la titrisation et notamment des données sur chaque prêt titrisé. Si les entités établies hors de l'UE ne sont pas directement soumises au Règlement Titrisation, elles doivent cependant en respecter certaines prescriptions afin d'accéder aux marchés européens : l'article 5 du Règlement Titrisation prévoit en effet que les investisseurs institutionnels européens ne peuvent investir dans une titrisation qu'après avoir vérifié que l’initiateur, le sponsor et le SSPE respectent certaines de ses dispositions (par exemple l'obligation de rétention de 5%), et ce même s'ils sont situés hors de l'UE.
La position de la Commission restreint drastiquement l'investissement dans les titrisations américaines
Le champ d'application territorial en question
Concernant plus précisément les obligations de transparence, l'article 5(1) du Règlement Titrisation oblige les investisseurs européens à vérifier que l’initiateur, le sponsor ou le SSPE a, "le cas échéant", fourni les informations requises par l’article 7 selon les fréquences et modalités imposées par cet article. L'ambiguïté de cette rédaction a conduit de nombreux acteurs européens et émetteurs étrangers à considérer que cette obligation ne s'appliquait pas aux titrisations émises en dehors de l'UE, dans lesquelles il aurait donc été possible d'investir même en l'absence de respect des obligations d'information. Les autorités européennes (ESMA, EBA et EIOPA) ont cependant semé le trouble dans une opinion du 25 mars 2021(2), en affirmant que l'article 5(1) pouvait être compris comme incluant les titrisations de pays tiers et qu'une telle interprétation aurait pour conséquence de rendre difficile, voire improbable, l'investissement dans de telles titrisations par un investisseur européen. Ces mêmes autorités européennes ont cependant reconnu peu après(3) que l'article 5(1) était ambigu et pouvait être interprété comme écartant les titrisations de pays tiers. La majorité des acteurs avait donc maintenu l'interprétation souple leur permettant, par exemple, d'investir dans des titrisations américaines ne mettant pas à disposition les rapports périodiques selon les modèles de l'ESMA.
La position restrictive de la Commission et ses conséquences
La Commission européenne est venue clore ce débat dans son rapport du 10 octobre dernier, dans lequel elle considère que différencier le niveau d'information requis selon le pays d'origine de l'entité émettrice serait contraire à l'intention du législateur, à savoir assurer la bonne information des investisseurs dans des titrisations. Elle en déduit que l'article 5(1) exclut de facto la détention par les investisseurs européens de positions dans des titrisations dont les émetteurs, situés hors de l’UE, ne fournissent pas les informations requises au titre de l'article 7 du Règlement Titrisation. La Commission européenne rejette également la proposition des autorités européennes de mettre en place un régime d'équivalence, qui aurait permis d'autoriser l'investissement des investisseurs européens dans les titrisations émises depuis des juridictions dont la législation prévoit des obligations d'information similaires. Si le rapport de la Commission européenne ne constitue pas au sens strict une disposition contraignante liant les investisseurs européens, cette interprétation officielle du Règlement Titrisation sera très certainement suivie par les autorités de régulation des États membres. Les investisseurs européens ne pourront donc désormais plus investir dans des titrisations étrangères, et notamment américaines, sauf à ce que les entités émettrices s'engagent à respecter les obligations d'information du Règlement Titrisation, et notamment à mettre à leur disposition des rapports périodiques préparés conformément aux modèles de l'ESMA. La Commission européenne ne précise par ailleurs pas si les investisseurs européens seront tenus de céder les positions de titrisation acquises avant la publication de ce rapport par des investisseurs se reposant sur une interprétation souple des textes applicables. Les émetteurs de titrisation américains, dont la majorité écartaient jusqu'à présent le respect des obligations d'information de l'article 7, vont devoir trancher entre le respect de ces obligations parfois particulièrement contraignantes et l'abandon des marchés européens. À ce sujet, la Commission européenne invite dans son rapport l'ESMA à revoir les modèles de rapport périodiques, et notamment à développer un modèle spécifique simplifié pour les titrisations privées (c’est-à-dire sans offre au public). Selon le degré de simplification retenu par l'ESMA, cette évolution pourrait encourager les émetteurs situés hors UE à se soumettre volontairement à l'article 7. La position de la Commission européenne crée néanmoins un désavantage concurrentiel considérable pour les acteurs financiers européens, dont l'univers d'investissement et les opportunités de diversification se trouvent significativement réduits. On ne peut qu'espérer que les émetteurs de titrisation de pays tiers estiment à l'avenir que l'accès aux marchés européens justifie les efforts de mise en conformité requis.
Gilles Saint-Marc, avocat associé et Tristan Bonneau, Avocat collaborateur, Kramer Levin
1 Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil concernant le fonctionnement du règlement sur les titrisations, 10 octobre 2022, COM(2022) 517 final
2 ESAs’ Opinion to the European Commission on the Jurisdictional Scope of Application of the Securitisation Regulation, 25 mars 2021, JC 2021 16
3 Joint Committee report on the implementation and functioning of the securitisation regulation, 17 mai 2021, JC 2021 31