C. Meraud (Woorton) : "Les cryptomonnaies ne sont pas virtuelles"
Décideurs. Comment êtes-vous venu à vous intéresser aux cryptos et à créer Woorton ?
Charlie Meraud. Mes associés et moi-même travaillions sur les marchés, dérivées action, placements privés obligataires et Forex émergent. Les cryptomonnaies étaient à l’époque un vrai ovni pour toute personne qui s’intéressait à l’investissement ou au trading. C’est par ce biais que je les ai appréhendées. Mais quand bien même était-on convaincu qu'il fallait en acheter, ce n'était pas facile d'accès. Il fallait aussi s'intéresser à la technologie, leur stockage, leur nature. C'est en comprenant tout cela que j'ai été convaincu par l'opportunité, au-delà de croire en l'idéologie.
"Il faut s'exposer à tous les courants pour avoir le portefeuille parfaitement diversifié"
J'étais arrivé à la conclusion que, même si on ne croyait pas à l’idée, il fallait en acheter. En tant qu'investisseur, on n'a pas toujours raison, il faut s'exposer à tous les courants et à toutes les idées pour avoir le portefeuille parfaitement diversifié. Il fallait que je plonge dans ce monde, à tel point que j'ai quitté la finance traditionnelle pour en faire mon métier, et créer une entreprise dans le domaine.
De façon pratique, comment avez-vous fait pour vous lancer ?
Nous avons fait le choix depuis le début d'être une société française, ce qui paraît presque kamikaze quand on voit les freins qu'il y avait à l'époque, notamment par rapport à d'autres juridictions. Naturellement, 90 % des entrepreneurs cryptos lançaient leur société ailleurs. Nous avons parié sur l'écosystème français et créé Woorton grâce à deux institutions financières, dont Eiffel Investment Group qui nous ont permis d'avoir une sorte de tampon institutionnel.
D'où vient le nom Woorton ?
C’est un clin d'œil à Bretton Woods, en jouant un peu sur les lettres. L'une des thèses d'investissement du bitcoin est d’être un or numérique. Les accords de Bretton Woods, datant de 1944, avaient permis d’utiliser l'or comme étalon pour le dollar, et donc l'émission de dollars dans l'économie. En 1971, les États-Unis ont décidé que chaque dollar ne serait plus adossé à une certaine quantité d'or, mais à la confiance que l’on souhaitait accorder à nos banquiers centraux. Cela a été le début d'une politique monétaire expansionniste, puisqu'il était beaucoup plus facile d'émettre des dollars le jour où il n'y avait plus besoin d'avoir de l'or en réserve pour le faire.
Qu’est-ce que Woorton ? Quel est votre business model ?
Nous nous sommes inspirés du métier de banque sur les marchés traditionnels, du moins en trading, qui est d'être market maker, c’est-à-dire de faire de la tenue de marché. Cela consiste à être constamment présent à l'achat et à la vente sur un actif pour alimenter les marchés en liquidité. Sur les cryptomonnaies, nous avions deux convictions. Premièrement, l’actif ayant d'abord été porté par des particuliers - ce qui n'est pas le cas des autres actifs financiers - la manière dont la liquidité est construite est assez inédite. Il fallait donc qu'il y ait des market makers qui se développent pour que l'investisseur ait accès à une bonne liquidité.
Par ailleurs, le jour où des sociétés allaient s'y intéresser, elles n’allaient pas utiliser les mêmes canaux de distribution que le particulier pour en acheter. Et pourtant, c'était le seul endroit où la liquidité serait présente. Il fallait des contreparties pour leur fournir cette liquidité. Nous gérons donc la liquidité des carnets d'ordres sur les plateformes existantes, et fournissons également de la liquidité hors marché, directement auprès de sociétés, ce que l'on appelle de gré à gré ou over-the-counter en anglais. Notre métier est de nous rendre disponibles à l'achat et à la vente et de capturer le spread entre les différences de prix, comme un pur market maker.
Sur quelles places de marché êtes-vous présents ?
Nous sommes présents sur toutes les plus grosses places de marché connues, les "usual suspects". Les dix plus grandes plateformes (Binance, Kraken, Coinbase...) représentent une belle partie des volumes spot. Nous sommes aussi reliés à des plateformes tier 2 qui ont un peu moins de volume mais qui disposent de communautés assez significatives.
Y a-t-il une spécificité d'être market maker sur les cryptomonnaies en particulier ?
C'est un mélange parfait entre les marchés du Forex et des matières premières. Tout d’abord les commodities parce que, contrairement à ce que l’on peut penser, les cryptomonnaies ne sont pas virtuelles. Il y a un actif "physique" qui doit se déplacer, puisque s'il est sur mon wallet, il il ne peut pas se trouver sur le vôtre. Et pour qu'il passe du mien au vôtre, il faut que je vous l'envoie comme je vous enverrais des bananes. Chaque actif dispose d’une unicité numérique du fait que je dois l'envoyer d'un endroit à l'autre, avec des problématiques de rebalancement, de gestion d'inventaire. En deuxième lieu le Forex, du fait de ce côté absolument non réglementé et winner-takes-all où plus on voit de flux, plus on est performants.
Quel a été l'accueil au lancement de Woorton, l'intérêt du monde professionnel ?
L'attrait initial a été nul, sans aucun intérêt ! C'est forcément ironique quand on pense au succès qui s’en est suivi. Le bitcoin était questionné de toute part : banques, régulateurs, et par ricochet investisseurs traditionnels. En revanche, il existait un écosystème naissant. Nos premières contreparties en étaient issues : des courtiers, des hedge funds et tous ceux du microcosme des cryptomonnaies. Début 2020, l'intérêt et l'éducation se sont développés, ainsi qu’une thèse d'investissement aux États-Unis. Des investisseurs plus classiques ont commencé à comprendre l'actif, l'appréhender et se jeter à l'eau. Ceux qui ignoraient l’objet auparavant ont totalement changé d'avis et nous avons pu observer de nos propres yeux entrer les flux professionnels, mais il a fallu du temps.
Quels sont vos projets ?
Avant tout, le marché a tellement évolué qu’il nous faut continuer à l'appréhender et absorber les innovations. C’est un défi en soi. Les cryptomonnaies représentent aujourd’hui 100 milliards de dollars de volumes échangés par jour sur les exchanges, auxquels il faut ajouter les volumes OTC, avec un nombre d'actifs accessibles et liquides augmentant chaque jour.
"Les cryptomonnaies représentent aujourd’hui 100 milliards de dollars de volumes échangés par jour"
De plus en plus de sociétés tech se construisent sur des protocoles cryptos et ont, par conséquent, des business models qui évoluent structurellement sur une blockchain. Ils ont alors soit des revenus en crypto, soit un besoin de liquidité sur un token de gouvernance qu'ils ont créé. L’écosystème devient massif avec des challenges liés à la liquidité. Notre travail est le même qu’en 2017, lorsque l’on se trouvait à un niveau modeste sur le bitcoin, mais à une échelle industrielle et sur des centaines de tokens. Nous devons construire une infrastructure scalable qui intègre un maximum d’actifs pour les rendre le plus liquide possible.
Vous faites partie des membres fondateurs de l’Association pour le développement des actifs numériques (Adan) et de la Paris Blockchain Week. Quels sont les enjeux de l’univers crypto ?
Il est important de structurer l'écosystème et de bâtir un discours fiable auprès des régulateurs. L'Europe est un écosystème assez vibrant. Pourtant, les affaires se pratiquent plutôt en Asie ou aux États-Unis. Un événement de 3500 personnes a lieu en général à New York, Miami, Hong Kong, mais jamais à Paris ou en Europe. Pourquoi ne pas mettre en avant tout notre savoir-faire ? Les enjeux sont les mêmes qu'il y a cinq ans mais à des échelles différentes. Ils sont toujours réglementaires. A-t-on répondu à toutes les questions pour qu’Amundi crée un fonds crypto dès demain ? Les futurs business de la tech peuvent-ils se construire simplement sur du Web3 ? Les développeurs sont-ils armés pour comprendre que l'opportunité est folle et qu'ils doivent se lancer ? Le financement doit enfin représenter un travail constant de la part de chacun des acteurs.
Aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup d'excuses pour ne pas s’intéresser à cet actif et le considérer sérieusement dans la gestion globale de portefeuilles. Il apporte indéniablement une nouveauté dans l’industrie financière et intègre une technologie innovante, voire révolutionnaire. Il faut au moins y mettre un doigt, ne serait-ce que pour prendre la température.
Propos recueillis par Marc Munier