E. Pinon (AFG) : "La donnée et la norme extra-financières : enjeux de souveraineté et de compétitivité"
Décideurs. L’Association française de la gestion financière (AFG) a fêté ses 60 ans en septembre dernier, rappelez-nous-en les grandes étapes.
Éric Pinon. Aujourd’hui, la gestion d’actifs est reconnue comme un métier à part entière, pas un département de la banque ou de l'assurance, avec un vrai leadership en France. Nous sommes aussi perçus comme des offreurs de solutions d’épargne et pas seulement fabricants de produits. Ces soixante dernières années ont été marquées par deux dates : 1989, quand le statut de société de gestion de portefeuille (SGP) a été créé. Puis, 1996, avec la loi de modernisation des activités financières, qui a filialisé les activités de gestion des banques et des assurances. Nous retrouvons ainsi parmi nos adhérents ces trois origines : les filiales de banques ou de groupe d’assurances, et les structures entrepreneuriales.
"La gestion d’actifs est un acteur incontournable du financement de l’économie"
Cet anniversaire marque la maturité de notre métier, la gestion d’actifs, aujourd’hui reconnue comme un acteur incontournable du financement de l’économie. L’AFG représente 700 sociétés de gestion et un peu moins de 5 000 milliards d’euros d’actifs gérés, avec quatre acteurs parmi les 25 premiers groupes de gestion mondiaux. À noter que l’on dénombre plus de 100 sociétés gérant moins de 50 millions d’euros. Le spectre couvert est très large.
Quel regard portez-vous sur la concentration du secteur ?
Au début des années 2000, la nécessité de renforcer la notoriété et la compétitivité de notre métier et de réduire ses coûts opérationnels laissait envisager des rapprochements. Aujourd’hui, ce marché va vers ces rapprochements, qui n’empêchent pas de nombreuses créations de SGP. Le métier attire. Ces rapprochements sont une bonne chose. En premier lieu, pour diversifier son champ d’activité. Plus vous êtes petits, plus vous êtes spécifiques. Les SGP ont aussi besoin d’une gestion plus collégiale. Il y aussi les rapprochements entre les réseaux de distribution et les producteurs. Je les soutiens pour renforcer le service au client final, mais nous devons être vigilants au maintien d’une architecture ouverte et d’une offre large.
La taille critique de survie est-elle de 500 millions d’euros d’encours ?
En 1989, lorsque j’ai créé ma société, on parlait de 500 millions de francs… soit moins de 100 millions d’euros. Aujourd’hui, être à 500 millions d’euros au bout de dix-huit mois, c’est bien. Au bout de cinq ans, ce n’est pas assez. Ce métier est compliqué et coûteux. Il vaut mieux alors s’associer ou se poser des questions.
Quelles sont vos actions en matière d'ISR et ESG ?
L’AFG soutient cette thèse selon laquelle pour gagner la bataille du E (climat, environnement, ressources, biodiversité…), il faut mener aussi celles du S (démographie, numérique, éducation, emploi…) et du G (gouvernance, éthique des affaires, politiques de rémunération). La France occupe la première place en Europe en matière de gestion de fonds ESG : les fonds ESG gérés en France représentent 36 % des fonds ESG européens. Beaucoup d’investisseurs américains viennent acheter des produits français parce qu’ils considèrent qu’ils sont les meilleurs au monde en matière ESG. La bonne nouvelle est ce qui est en train de se redessiner autour du nucléaire. La Commission européenne a pris à bras-le-corps le sujet des normes extra-financières, et un travail est en cours avec Jean-Paul Gauzès à l’Efrag et Patrick de Cambourg à l’ANC.
"Pour gagner la bataille du E, il faut mener aussi celles du S et du G"
Notre profession est moteur de ces avancées aux côtés des pouvoirs publics pour construire le cadre d’une finance au service d’une économie durable. Pour conserver cette capacité d’allouer l’épargne au financement de ce nouveau tissu industriel européen, nous devons garder la main sur deux matières premières clés : la donnée et la norme, enjeux de souveraineté pour l’Europe et de compétitivité pour notre pays. Ces normes extra-financières doivent rester européennes et ne pas être aussi matricielles que les normes comptables. Nous préférons le qualitatif au quantitatif. Autre condition du succès de cette épargne vertueuse : elle doit être un but poursuivi par tous les acteurs – émetteur, investisseur, épargnant.
Dans ce contexte, la data est devenue déterminante, accéder à des données justes et fiables…
C’est effectivement le véritable enjeu. Nous avons vu d’ailleurs Moody’s racheter Vigeo Eiris. Plusieurs problématiques se posent sur la data. Vous connaissez le concept "Garbage in, garbage out", selon lequel des données d'entrée défectueuses produisent de mauvaises sorties. Il faut que les inputs, et donc les données provenant des émetteurs, soient de bonne qualité. D’autre part, la data ne doit pas être une data d’habillage, mais bien qu’elle transmette des informations claires, nettes et précises. Nous ne souhaitons pas aller vers une data simplifiée. D’autre part, nous devons avoir des données nous permettant de faire des reportings de qualité qui, in fine, amènent les investisseurs à renforcer leur confiance dans le fait que les sociétés de gestion font changer le comportement des émetteurs.
La multitude de labels européens existant n’aide pas à la lisibilité…
Ce qu’il se passe sur le nucléaire va dans le bon sens. Avec une certaine prise de conscience, les Allemands ont notamment permis que la Commission européenne soit fédératrice des approches des uns et des autres. Oui, nous souhaitons un label collectif, commun, paneuropéen. On s’en approche. Nous y travaillons tous.
L’éducation financière fait partie de vos missions, vous avez d’ailleurs rejoint le comité stratégique d’éducation financière présidé par Bruno Le Maire…
Dans le cadre de l’Educfi, la Banque de France a pour mission de faire progresser le comportement des épargnants et des investisseurs. Les asset managers en sont membres par le biais de l’AFG. Dans deux de nos publications – le livre blanc Éducation financière : des épargnants éclairés, acteurs de l’économie de demain et les Douze principes pour épargner et investir, nous essayons de faire prendre conscience aux Français que "faire dormir son épargne" sur des livrets n’est pas le meilleur choix à moyen et long terme. Il n’y aura de l’épargne longue et rémunératrice que si l’épargnant est rassuré, confiant et formé.
Comment se situe la France sur la scène internationale en matière de gestion d’actifs ?
La France est l’un des grands leaders dans le monde et détient la première place en Europe continentale. Grâce au niveau de formation dans notre pays, on dénombre partout sur la planète d’excellents gérants français. Nous sommes "techniquement" très bien placés. Le problème est celui de la répartition des actifs, trop souvent adossés à l’immobilier, avec peu d’exposition aux marchés à long terme. Néanmoins la French Touch se vend bien à l’étranger, avec des clients qui acceptent de payer le juste prix de la gestion. Enfin, nous avons la chance de gérer des montants importants depuis la France, mais il demeure un sujet sur la domiciliation de produits, trop souvent basés au Luxembourg ou en Irlande, alors que la place financière de Paris est tout autant performante.
Vos chantiers en 2022 ?
Nous avons travaillé sur une proposition présidentielle en quinze points que nous allons soumettre à tous les candidats, le thème étant "préparer l’avenir des épargnants". Les sujets abordés englobent les solutions capables de compléter l’intervention de l’État face au défi de l’allongement de la vie, l’épargne salariale et l’intéressement, la stabilité fiscale, le développement de l’épargne en actions, la finance comme moteur de transition sociale et environnementale, l’éducation financière. Au mois de juin, nous relayerons ces idées auprès des nouveaux parlementaires.
Propos recueillis par Marc Munier