Cryptomonnaies: un parcours semé d’embûches
Le 19 avril 2021, Axa Suisse annonçait à ses clients la possibilité de payer les primes de tous les produits non-vie en bitcoins. Deux semaines plus tard c’était au tour des institutionnels publics d’emboîter le pas au géant mondial de l’assurance. En s’appuyant sur le réseau de la deuxième plus grande cryptomonnaie, Ethereum, la Banque européenne d’investissement lançait la toute première émission d’obligations digitales. Une émission obligataire de 100 millions d’euros en partenariat avec la Banque de France et son projet de monnaie centrale numérique. Des petites révolutions qui confirment la confiance croissante de l’ensemble des acteurs dans les cryptomonnaies. "C'est la même évolution qui a eu lieu quand nous avons cessé de nous envoyer des lettres pour passer aux e-mails", a déclaré au Figaro Jean-Marc Stenger, dirigeant de Forge, la filiale de la Société générale dédiée aux cryptomonnaies qui participait également au projet de la BEI. L’émission de titres entièrement numériques n’en est qu’à ses balbutiements. En volume, les 100 millions d’euros émis semblent en effet assez faibles si on les rapporte à l’ensemble du programme d’investissement de la BEI qui atteint 60 milliards d’euros pour 2021. La portée de l’opération de la Banque européenne d’investissement est avant tout historique. La mise en place d’un tel processus était en effet jusqu’ici cantonnée aux expérimentations en interne effectuées par différente banques.
"C'est la même évolution qui a eu lieu quand nous avons cessé de nous envoyer des lettres pour passer aux e-mails"
Un parcours qui n’est pas sans rappeler celui de la "monnaie papier", devenue une monnaie à part entière malgré l’absence de la valeur intrinsèque des billets. Pour s’élever à ce rang, il a fallu que l’ensemble des agents économiques reconnaissent que la signature des banques centrales sur des bouts de papiers était digne de confiance. L’histoire se répétera peut-être pour les cryptomonnaies.
Un décalage problématique
Bien avant ces avancées au niveau institutionnel, les cryptomonnaies avaient déjà conquis le cœur d’une partie de la population. La technologie de traçage indélébile de la blockchain et la promesse d’une désintermédiation toujours plus poussée ont nécessairement fait croître l’enthousiasme suscité par les monnaies virtuelles. Jusqu’ici, cette démocratisation auprès du grand public a toujours devancé une machine réglementaire qui peine à prendre sa vitesse de croisière. Les dérives liées à ce décalage entre engouement et manque de réglementation se sont multipliées : gonflement artificiel du cours de la monnaie, blanchiment d’argent, investisseurs spoliés par des plateformes peu scrupuleuses…
Face à ces dérives, de plus en plus de pays interdisent les transactions bancaires et les paiements en cryptomonnaie. La Chine, qui était pourtant l’une des places historiques du Bitcoin, s’est transformée en véritable opposant à ces monnaies numériques, en dénonçant notamment leur aspect spéculatif qui pèserait sur le système financier ainsi que sur la stabilité sociale du pays. Après avoir interdit les paiements en cryptomonnaie, Pékin déclarait dans un communiqué le minage du Bitcoin comme indésirable et rappelait la nécessité d’empêcher "le transfert des risques individuels à la société". En prise à cette croisade, nombre de mineurs de Bitcoins ont quitté l’empire du Milieu pour rejoindre le Kazakhstan, où l’électricité est moins chère et les restrictions bien moins sévères.
"L'or brillera toujours, mais la nouveauté, par définition, s'estompe"
Le poids des annonces
Pour le Bitcoin et les autres cryptomonnaies, la route vers l’institutionnalisation doit nécessairement passer par l’aval des banques centrales et, au regard des récentes déclarations, le chemin risque d’être long, voire impossible. Après avoir rappelé que les principaux attraits de ces actifs étaient leur nouveauté et leur anonymat, Randal Quarles, vice-président de la FED, soulignait récemment leur caractère risqué : "L'or brillera toujours, mais la nouveauté, par définition, s'estompe. Le bitcoin et ses semblables resteront donc presque certainement un investissement risqué et spéculatif plutôt qu'un moyen de paiement révolutionnaire". Luis de Guindos, vice-président de la BCE, avait lui-même mis en garde contre le caractère volatil de ces monnaies : "C'est un actif avec des fondamentaux très faibles et qui va être soumis à beaucoup de volatilité." Il suffit de regarder les évolutions récentes du cours de cet actif pour s’en rendre compte : entre le 13 et le 14 mars dernier, le Bitcoin a battu des records dépassant les 60 000 dollars, avant de s'effondrer à environ 53 000 dollars en seulement trois jours. Début juin, sa valeur continuait sur sa dégringolade en s’approchant dangereusement de la barre tant redoutée des 30 000 dollars.
À l’instar des devises "classiques", les annonces des banquiers centraux et des différents gouvernements ont un impact réel sur le cours des cryptomonnaies. En mai 2021, le Bitcoin perdait 7% de sa valeur lorsque la Banque populaire de Chine, au plus fort de sa campagne contre les monnaies numériques, ordonnait aux banques chinoises et aux services de paiement mobile de ne plus fournir un compte bancaire ou des services bancaires à un individu ayant investi dans le Bitcoin, l'Ether ou une autre devise numérique.
Cependant sur le marché des cryptomonnaies, peut-être plus que sur toutes les autres classes d’actifs, la parole "non institutionnelle" semble avoir un poids conséquent dans l’évolution des cours. En témoigne le tweet d’Elon Musk : "Une seule transaction de bitcoins gaspille près de 741 kWh d’énergie, tandis qu’une voiture électrique Tesla Model 3 Long Range utilise 16 kWh pour parcourir 100 km avant de devoir être rechargée." En seulement quelques mots, qui signifiaient la suspension des achats de voitures en Bitcoin, le cours de la cryptomonnaie chutait de 15 %. Au-delà de l’effet d’annonce du patron de Tesla, le critère écologique peut devenir un véritable facteur de non-adhésion du public aux cryptomonnaies. Leur système de stockage, où chaque transaction est enregistrée et cryptée, génère une consommation en électricité démesurée. Certains analystes de la Deutsche Bank avaient notamment comparé la consommation en électricité du Bitcoin à celle de la Suisse, sur une année. Plus son cours augmente, plus les centres de données travaillent et plus la consommation explose.
"Aujourd’hui les déterminants essentiels ne sont plus l’or ou l’argent mais plutôt la technologie, les données personnelles et la sécurité contre les cyber-attaques "
Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve
Si les cryptomonnaies cristallisent tant les débats, c’est qu’elles s’affranchissent en quelque sorte de la souveraineté monétaire d’une nation. Dans la construction du système monétaire international, c’étaient en effet les banques centrales qui possédaient les plus grandes réserves d’or. De même, aujourd’hui, ce sont elles qui créent la monnaie fiduciaire et la monnaie banque centrale présentes au bilan de chaque banque émettrice de monnaie scripturale à destination du grand public. Au fil de l’histoire, les politiques monétaire et commerciales ont été menées en majorité par l’intermédiaire de ces canaux réservés à l’État. Dans le domaine de la monnaie numérique, cette souveraineté n’est pas la même, du moins aujourd’hui. Pour pallier ce manque, les projets de monnaie banque centrales numérique se sont multipliés ces dernières années. En Europe, le chantier de "l’euro numérique" a par exemple commencé en 2020 avec l’objectif d’être déployé en 2026. Ces longues phases traduisent la difficulté de la tâche pour avoir la monnaie la plus sûre possible pour l’ensemble des utilisateurs. Au sein de chaque banque centrale, les formes de monnaie numérique (de gros et de détail), la manière dont elles vont s’articuler et être utilisées seront aussi différentes. Il y a plus de deux siècles ce type de discussions avait déjà lieu concernant la préparation du déploiement de la monnaie papier et donc la quantité de monnaie fiduciaire qu’il fallait émettre. Deux camps s’opposaient alors : d’un côté la Currency School, soutenue par Ricardo, et de l’autre la Banking School, soutenue par Tooke. Pour Ricardo, l’approche prudentielle était de mise : on ne peut émettre des billets que si on a le stock d’or correspondant. Chez Tooke, c’est l’investissement qui était encouragé : possibilité de s’affranchir du stock d’or, dans la limite du convenable. Aujourd’hui les déterminants essentiels ne sont plus l’or ou l’argent mais plutôt la technologie, les données personnelles et la sécurité contre les cyber-attaques.
Avec les MNBC (monnaies numériques de banque centrale), le retard entre réglementation et démocratisation des actifs numériques pourrait être comblé en ce que les autorités monétaires deviendraient réellement actives et non plus réactives. Moins volatiles et non soumises à l’éthique d’un créateur de plateforme, les MNBC pourraient être les "late comers" de la révolution numérique. Cette expression issue des théories schumpetériennes représente la deuxième vague d’entreprises suivant une révolution technologique. Ces dernières seraient plus solides et plus mûres pour survivre. Reporter aux actifs numériques la forme la plus brute de cette théorie signifierait que les cryptomonnaies de premières et de seconde génération seraient remplacées par les MNBC. Des formes plus nuancées ou des projets plus hybrides avec la possibilité de s’adosser sur les réseaux de cryptomonnaies trouveront sans doute leur place à court et moyen terme. Cependant, les questions relatives à la souveraineté des États mèneront sans doute les monnaies numériques de banque centrales à être les seules candidates éligibles pour devenir une monnaie institutionnelle.
Loi de Gresham
Si le scénario Schumpetérien semble être la voie idéale pour les MNBC, rien n’assure que c’est celui qui va se dérouler dans la réalité. En plus de dépendre de la réussite de leur mise en place technique, les MNBC doivent séduire le grand public. Or, l’avènement des monnaies numériques de banque centrale ne signifie pas automatiquement la fin des cryptomonnaies privées, c’est du moins ce que soutient la loi de Gresham et l’adage "la mauvaise monnaie chasse la bonne". Dans le cas d’un succès technique des MNBC, le grand public pourrait en effet être tenté de ne plus utiliser la "bonne monnaie", à savoir la monnaie numérique de banque centrale, dans les échanges mais au contraire de la thésauriser.
Avec les nombreux projets de MNBC en cours, la balle semble désormais plus que jamais dans le camp des banques centrales pour trouver le fragile équilibre entre adhésion du grand public, protection des données et des actifs numériques et respect de l’environnement.
Sandy Andrianabiby et Marine Fleury