La gouvernance est un sujet dont l’importance est trop souvent minimisée par les entreprises. Pourtant, une gouvernance efficace est indispensable pour leur permettre d’asseoir leurs projets. Comment l’entreprise doit-elle la faire évoluer pour favoriser la prise de décisions ? Quelles sont les incidences de la Loi Pacte ? Pierre-Olivier Bernard, fondateur et associé du cabinet Opleo Avocats, nous fait part de son expérience aux côtés des dirigeants et des conseils d’administration de grands groupes.

Décideurs. La loi Pacte (Plan d'Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) a élargi la notion d'intérêt social des entreprises aux principes sociaux et environnementaux de leur activité. Cette réforme repense-t-elle le rôle de l’entreprise au sein de la société ?

Pierre-Olivier Bernard. Cette loi pose les jalons du rôle actuel de l’entreprise. Pour bien en mesurer les conséquences, notamment sur les aspects de gouvernance, il faut comprendre son évolution historique. L’entreprise est profondément liée à la liberté d’entreprendre. L’entreprise telle qu’on la connaît dans le monde occidental est le fruit d’une révolution libérale – notamment celle de la Révolution française – et l’émergence de l’égalité en droit. Au départ, elle était avant tout une « entreprise patrimoniale », où tous les pouvoirs se concentraient auprès d’une même personne, à la fois détenteur du capital et dirigeant. La question de la prise de décision ne se posait donc pas. Après la Première Guerre mondiale, une autre vision de l’entreprise, plus managériale, est apparue. Elle a conduit à l’émergence de grands industriels qui ont fait le succès du capitalisme du 20e siècle.

"L’entreprise prend désormais en compte les aspects de développement durable"

Cette vision de l’entreprise ne s’est-elle pas opposée à l’évolution de la société ?

Effectivement, elle a trouvé ses limites dans les années 1980 avec le développement des sociétés cotées, faisant appel au marché. Il y avait une dichotomie entre l’actionnaire et le dirigeant. Cette période a également été marquée par les premiers scandales autour des décisions prises avec parfois une grande opacité vis-à-vis des actionnaires. Le législateur a alors commencé à édicter des règles en matière de gouvernance, à la demande notamment des petits porteurs. Mais delà le rôle de l’entreprise s’est réduit uniquement à rentabiliser les capitaux des actionnaires. Cela a pu entraîner des décisions de court terme, comme des plans de licenciement décidés pour faire monter le cours de l’action de l’entreprise conduisant sur le long terme à un certain rejet de la part du grand public.

Aujourd’hui où en est l’entreprise ? Quel est son rôle ? La loi Pacte vient-elle confirmer cette vision ?

Aujourd’hui, l’entreprise est rentable car elle est utile à l’ensemble des parties prenantes de son écosystème. C’est un véritable changement de paradigme. L’entreprise s’inscrivait, jusqu’à présent, dans une politique de court terme. Sous l’influence d’une pratique venue des États-Unis, elle prend désormais en compte les aspects de développement durable, les enjeux environnementaux et le bien-être au travail. Cette évolution est aussi sociologique, amenée par des jeunes générations, les millennials. La loi Pacte intègre cela dans sa philosophie. Dès lors que l’on reconnaît l’entreprise dans son nouveau rôle sociétal, sans utopie : sa performance devient globale et plus seulement financière. Si l’entreprise est utile, il convient alors de libéraliser les outils qui permettent sa croissance, sa transmission et sa capacité de rebond. On peut placer dans ses statuts sa raison d’être, ses missions, dans un cadre plus large que sa seule rentabilité financière. Les pouvoirs publics doivent inciter les entreprises à passer un cap. Les sociétés cotées ont également un rôle à jouer. Certaines d’entre elles d’ailleurs furent précurseurs dans ce domaine. Face aux changements de comportement des consommateurs et aux risques de mauvaise réputation de l’entreprise, les dirigeants, eux-mêmes, sont tenus d’intégrer ces nouvelles normes.

"Les chefs d’entreprise apprécient de confronter leur point de vue avec ceux de personnes extérieures à l’entreprise"

Le dirigeant concentre par nature beaucoup de pouvoir au sein d’une entreprise et peut être tenté de prendre seuls les décisions. Est-ce un risque accepté par l’entreprise ? Les outils d’aide à la prise de décision sont-ils performants au sein des grands groupes ? Que leur conseillez-vous ?

Tout le monde dans toute entreprise est tenté lorsque la situation le lui permet de vouloir décider. C’est une réalité. Cependant, quand cela se passe mal, personne ne veut être tenu pour responsable. Si les décisions peuvent être déléguées, la responsabilité finale incombe au chef d’entreprise et/ou l’actionnaire. Prendre seul une décision est potentiellement conflictuelle mais demeure la bonne stratégie. Pour autant, de nombreuses méthodes permettent d’accompagner le dirigeant dans sa prise de décision. S’entourer d’administrateurs ou bénéficier du soutien d’un mentor extérieur sont de très bonnes pratiques. Les chefs d’entreprise apprécient également de confronter leur point de vue avec ceux de personnes extérieures à l’entreprise. Une bonne gouvernance doit aussi permettre de sortir d’un conflit. Des tensions que l’on rencontre surtout au moment de la transmission, car les cartes sont rebattues. Le nouveau dirigeant est alors contesté dans sa légitimité à assumer le pouvoir de décision final. C’est précisément dans ce type de situation que les tentations de revendiquer le droit pour chacun de décider sont les plus courantes.

Comment accompagnez-vous les entreprises sur ces aspects de gouvernance ?

J’interviens auprès d’un grand nombre de conseils de direction pour éviter que des tensions entre certaines personnes ne créent des conflits entre actionnaires ou ne conduisent au blocage de la société. Nous réalisons un travail de pédagogie au niveau des instances de décision autour du processus de prise de décision. En pratique, les dirigeants ont besoin d’échanger avec d’autres chefs d’entreprise. On les accompagne pour élaborer et rédiger leur gouvernance (charte de gouvernance, statut, pacte d’actionnaire, charte éthique) et mettre en avant le rôle de chacune des parties prenantes. Les contre-pouvoirs sont nécessaires, en fonction de la typologie de la société. Nous veillons à ce qu’ils n’aboutissent pas au blocage de l’entreprise ou à un détournement de la gouvernance au service d’intérêts individuels, voire à désengager la responsabilité du dirigeant.

"Le « Say on Pay » pose plus de problèmes qu’il n’en résout"

Fin 2016, la loi « Sapin 2 » a mis en place le « Say on Pay », un mécanisme donnant un droit de regard aux actionnaires sur la rémunération des dirigeants de sociétés cotées. Quelle a été son influence sur la rémunération qui leur est délivrée ?

Ce système de transparence des rémunérations fait suite à des abus de la part de certains dirigeants qui s’octroyaient des rémunérations exorbitantes alors même que leurs résultats n’étaient pas au rendez-vous. Les sociétés cotées ont montré l’exemple. Mais cette loi pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Le dispositif du « Say on Pay » est notamment confronté à la difficulté d’interprétation du vote négatif des actionnaires. En raison de ces nombreuses ambigüités, la loi est difficilement applicable. Elle est d’ailleurs vivement contestée par certaines autorités de référence qui ont entamé un intense lobbying pour l’améliorer. La loi Pacte devait d’ailleurs permettre de rendre le régime plus cohérent. Pour l’heure, les ordonnances sont très attendues. Pour autant, il n’est pas certain que ces ordonnances permettent de régler toutes les ambiguïtés auxquelles sont confrontées les sociétés cotées. Les débats parlementaires laissent entrevoir la résolution de certaines problématiques comme celle de l’inclusion des administrateurs dans le champ d’application de la loi et la question du vote double des conventions réglementées. Mais qu’en est-il des autres incertitudes ?

Le paysage économique et social français a été marqué par de nombreux conflits sociaux. Les dirigeants ont-ils fait évoluer leur action et leur communication en conséquence ? Ces questions demeurent-elles au centre de leurs préoccupations ?

Non. Il y a bien sûr une prise de conscience de leur part pour que la performance globale prenne en compte l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème. Mais la communication sur certains sujets comme l’écologie a pu être dévoyée, très loin de la réalité de l’entreprise. Le grand public a donc pris une certaine distance par rapport à la communication des grands groupes. J’observe également que la communication de l’entreprise est confondue avec celle de leurs dirigeant. Or, ils doivent se poser la question de l’image qu’ils véhiculent et vérifier qu’ils sont bien en cohérence avec l’entreprise et ses valeurs. Leur réputation et leur image sont leurs principaux patrimoines. Il peut donc leur être recommandé de se faire coacher et accompagner à titre personnel.

Propos recueillis par Aurélien Florin

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